Par Jean-Yves Naudet
La semaine dernière les colonnes de la presse écrite et les journaux radio-télévisés se sont concentrés sur l’actualité internationale, Japon et Libye. Cette priorité s’imposait.
Maintenant reviennent des papiers plus économiques et plus hexagonaux, dont beaucoup ont été consacrés au « scandale des super-profits ». Scandale immense, semble-t-il, puisque les profits des entreprises du CAC 40 se seraient montés à 82,5 milliards en 2010, en hausse de 65%. Mais ce qui choque les médias nous semble plutôt une bonne nouvelle. Préfèrerait-on des pertes ? Ces profits sont-ils si élevés ? Que fait-on de cet argent ? Va-t-il intégralement dans la poche des actionnaires ? Voyons de plus près…
82,5 milliards de profits
Les lamentations sur le scandale des « super-profits » reviennent chaque année, quand sont publiés les résultats de ces 40 plus grandes entreprises cotées à la Bourse de Paris et qui constituent le fameux CAC 40. Que disent les chiffres publiés pour 2010 ? Que leur fait-on dire ? Qu’on regarde Le Monde « Les profits du CAC 40 frôlent leur record historique » ou Le Figaro « CAC 40 : des résultats en forte hausse », on insiste sur la progression et le niveau élevé des profits de ces grandes entreprises. Naturellement on passe sous silence les résultats des PME, souvent en situation précaire, écrasées de charges, mais il n’existe pas de chiffres complets sur leurs résultats. Restons donc sur les entreprises du CAC.
Elles ont réalisé globalement un résultat net de €82,5 milliards. La hausse est sensible depuis 2009 : +85% (47 milliards de profits en 2009). Mais faut-il rappeler que 2009 était l’année de la crise et que de nombreuses entreprises sont passées près de la faillite ? Que leur situation se soit redressée peut difficilement être considéré comme une catastrophe nationale. Vaut-il mieux des entreprises en perdition ou des entreprises mieux portantes ? Ne faut-il pas admettre qu’il vaut mieux des entreprises solides faisant des profits que des entreprises en déficit qui risquent de déposer leur bilan ? Simple question de bon sens, et pas besoin d’un prix Nobel d’économie pour y répondre.
Ces profits sont-ils si élevés que cela ? Le record de 2007 est loin d’être battu : les profits atteignaient alors 101,4 milliards. Le Monde parle de frôler le record historique. On en est loin, surtout si on tient compte de l’inflation : €100 de 2007, c’est plus que €100 de 2010. Mais il faut rapprocher ces profits du chiffre d’affaires des entreprises concernées : au total celui-ci s’élève à 1.262 milliards. Les 82,5 milliards de profits représentent alors un taux de marge de 6,5% : est-ce vraiment scandaleusement élevé ? Ou était-ce le chiffre de 2009 qui était incroyablement bas et inquiétant ? Avec une marge de 6,5%, on peut difficilement avancer la thèse d’une surexploitation capitaliste ! Disons que les grands groupes ont commencé à redresser la barre et à reprendre une partie de ce qu’elles avaient perdu pendant la crise.
Les profits, pour quoi faire ?
Que faire de ces 82,5 milliards ? Voilà de l’argent qui va dans la poche des actionnaires, pensent la plupart des gens. Même si cela était, serait-il scandaleux de rémunérer les propriétaires de l’entreprise ? Rappelons au passage que parmi les actionnaires il peut y avoir, du fait de la participation, des salariés de l’entreprise.
Toujours est-il que les profits ne vont pas surtout dans la poche des actionnaires. Seule une faible partie des bénéfices est distribuée en dividendes. Mais, selon les calculs du Monde, les dividendes progressent moins vite que les profits. La plupart des dividendes qui seront proposés aux assemblées générales sont très modestes, entre un et deux euros par action, parfois même moins de un euro !
La plus grande part des profits reste dans l’entreprise et constitue ce qu’on appelle l’autofinancement. Le profit est en effet la principale source du financement des investissements productifs. Privilégier l’autofinancement, plutôt que la distribution de gros dividendes, c’est préparer l’avenir de l’entreprise, c’est avoir le souci du long terme et c’est se souvenir, comme l’avait dit le chancelier social-démocrate Helmut Schmidt, que « les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les investissements de demain font les emplois d’après-demain ». Le profit est donc la condition de la pérennité et du développement de l’entreprise. Il a donc un caractère éminemment « social ».
Les investissements sont le moteur de la croissance et si l’on doit s’inquiéter pour l’économie française, c’est en raison de la faiblesse des investissements. S’ils sont en reprise en 2011, alors qu’ils avaient encore reculé dans l’industrie manufacturière en 2010, c’est grâce à la hausse des profits et, s’ils ne progressent pas plus, c’est largement parce que les profits restent insuffisants pour assurer l’avenir.
(Illustration René Le Honzec)
Ce qui écrase les profits en France
La situation des entreprises reste en effet fragile. Notre taux d’impôt sur les bénéfices des sociétés est le plus élevé d’Europe (34,43%, contre 29,3% en Allemagne et évidemment 12,5% en Irlande) : c’est autant qui diminue la capacité d’autofinancement. Autre réduction des profits : les coûts prohibitifs imposés par la réglementation, en particulier les coûts du travail (dues aux charges sociales) sont parmi les plus élevés et compromettent la compétitivité des entreprises françaises. Enfin l’instabilité des règles du jeu est aussi un facteur aggravant, puisque d’une année sur l’autre les contraintes fiscales, sociales, administratives, étatiques, ne cessent de changer.
Souvent, ce qui sauve les entreprises françaises du CAC 40 c’est qu’elles réalisent une grande part de leur chiffre d’affaires dans les pays émergents, où elles contribuent, par leurs investissements financés grâce à leurs profits, au développement économique et à sortir des peuples entiers de la misère. Qui s’en plaindrait ?
D’où vient le profit ?
Mais ces considérations sur le bon usage des profits ne doivent pas faire oublier l’essentiel : le profit n’est pas le fruit d’une exploitation ; il n’est pas illégitime en soi. Il est vrai que pour certains économistes, comme Ricardo, la justification des profits est bien faible : l’entrepreneur n’est vu que comme un capitaliste, qui se contente d’apporter des capitaux et d’en assumer les risques. Le profit n’est alors qu’une sorte de taux d’intérêt augmenté d’une prime de risque. Il suffira à Marx d’ajouter que le capital n’est que du travail coagulé, puisque pour lui tout repose sur la valeur travail, et l’entrepreneur capitaliste n’est alors plus qu’un exploiteur, qui s’approprie injustement la plus value créée par les salariés.
La vraie justification du profit, se trouve dans « l’art d’entreprendre » (entrepreneurship). L’entrepreneur est celui qui a innové (Schumpeter), organisé la production (Say) mais surtout choisi les marchés et les produits, répondant ainsi aux besoins de la communauté. Pour Kirzner, il est bien un créateur, celui qui a perçu quelque chose (par exemple à partir des prix) que d’autres n’avaient pas vue. Sans lui le produit n’aurait pas existé. Le profit est la juste contrepartie de sa création : l’entrepreneur ne fait que garder ce qu’il a trouvé. Le profit n’est pas le fruit de l’exploitation ou du risque ; il rémunère un véritable service.
Les profits sont trop faibles
Dans cette optique, attaquer les « superprofits » n’a aucun sens. C’est le client qui, en acceptant de payer un certain prix, montre la valeur qu’il attache au service rendu, y compris par l’entrepreneur. La critique des profits élevés n’a de sens que s’ils ont été obtenus, dans un système étatisé, à l’aide de privilèges, de monopoles artificiels, de professions fermées, de subventions étatiques. Mais s’ils ont été obtenus à partir de choix libres, sur un marché concurrentiel, ils deviennent justifiés sur le plan économique comme sur le plan moral.
La confiscation des profits par l’État rend plus difficile l’expansion des entreprises. De plus, l’État s’accapare une grande partie de l’épargne qui va manquer pour l’investissement privé. Dans ces conditions, l’autofinancement devient vital, et s’il faut avoir une inquiétude, elle n’est pas dans l’existence de profits élevés, mais de profits trop faibles. Après la crise dont elles sont à peine sorties, les entreprises subissent une hausse des coûts de production, sur le plan salarial, des matières premières et de l’énergie. Le marché français est léthargique avec une croissance faible, et la seule issue est dans les débouchés et les extensions à l’étranger. Il serait donc hautement souhaitable que la hausse des profits s’accélère, ce qui ne peut se faire sans une baisse du dirigisme économique.