L’esprit baroque insufflé dans les arts, dans la poésie plus particulièrement, a souffert de long temps du soi-disant génie français classique (expression qui apparaît en 1635, dans un discours prononcé par l’un des premiers membres de l’Académie Française, Amable de Bourzeys, « Sur le dessein de l’Académie et sur le différent génie des langues », puis se généralise à la fin de ce siècle notamment avec le père Bouhours et ses Entretiens d’Arsiste et Eugène, et se développe pour imposer une supériorité de la langue française à travers le modèle de la clarté et de l’ordre : « Le génie de cette langue est la clarté & l’ordre » (Voltaire)). « Génie français » porte une certaine conception de l’univers, du macrocosme, de l’organisation humaine, fait idéologie, de l’ordre et de l’autorité, dénonce une littérature qui veut échapper à la monarchie, et continue de s’imposer comme un sentiment de supériorité linguistique. Malherbe ou Boileau ou Vaugelas auront établi des règles grammaticales et prosodiques d’obéissance : la langue doit se régler aux ordres du pouvoir et obéir à son génie tutélaire, le latin, langue de l’impérialisme et omnisciente ; la tradition du génie de la langue va devenir une institution d’état à charge d’imposer un pseudo ordre naturel des idées. Il importait de repousser loin ce qui n’est pas propre au « bon » français et risquerait d’apporter de l’obscurité, du compliqué ou du désordre, de déstabiliser l’ordre établi. Le baroque, souligne l’auteur de l’anthologie, fut un danger pour le génie français, et longtemps, puisque tardivement la poésie dite baroque (et maniériste) est demeurée dans les placards obscurs de la littérature, et ne brillera que dans la péjoration : on remarquera que la prescription française qualifie de « baroquisme » une tournure alambiquée ou curieuse… Le propre de la poésie baroque est l’échappement, le tournoiement, la vrille, l’insaisissable, « l’âme baroque, qui se cherche et se projette dans le fugace et l’insaisissable » (Gérard Genette) ; le poète baroque se fuit dans monde renversé, disloqué, où il se reconnaît pour mieux se retrouver à soi ; « Sans ancrage, comme sans assurance, il s’échappe, tel Montaigne, constamment à lui-même ; il vacille, et tout autour de lui vacille » (Gisèle Mathieu-Castellani). Le baroque est complexe dans la tension des contraires, ses aspirations le portent ailleurs, mais il reste les pieds sur une terre métriquée. Un certain nombre de poètes assimilés au baroque ne se sont pas privés d’exposer leur opposition à la langue classique : à l’exemple de Théophile de Viau, présent dans cette anthologie, qui défendait un libre-écrire, loin des préceptes de Malherbe, cela, dans son « Élégie à une dame » :
…
Mais desja ce discours m’a porté trop avant,
Je suis bien pres du port, ma voile a trop de vent,
D’une insensible ardeur peu à peu je m’esleve,
Commençant un discours que jamais je n’acheve.
Je ne veux point unir le fil de mon subject,
Diversement je laisse et reprens mon object,
Mon ame imaginant n’a point de patience
De bien polir les vers et ranger la science :
La reigle me desplaist, j’escris confusément,
Un bon esprit ne faict rien qu’aisément.
Autrefois quand mes vers ont animé la sceine,
L’ordre où j’estois contrainct m’a bien faict de la peine.
Ce travail importun m’a long temps martyré,
Mais en fin grace aux Dieux je m’en suis retiré.
Peu sans faire naufrage et sans perdre leur ourse,
Se sont adventurez à ceste longue course ;
Il y faut par miracle estre fol sagement,
Confondre la mémoire avec le jugement,
Imaginer beaucoup, et d’une source pleine
Puiser tousjours des vers dans une mesme veine :
Le dessein se dissipe, on change de propos,
Quand le stile a gousté tant soit peu le repos.
…
Je veux faire des vers qui ne soyent pas contraints,
Promener mon esprit par de petits desseins,
Chercher des lieux secrets où rien ne me déplaise,
Méditer à loisir, resver tout à mon aise,
Employer toute une heure à me mirer dans l’eau,
Ouyr comme en songeant la course d’un ruisseau,
Escrire dans les bois, m’interrompre, me taire,
Composer un quatrain sans songer à le faire.
…
Voilà qui s’éloigne de la rigueur classique, enfermée sur elle-même. On le sait, il n’y a pas d’œuvres poétiques de ce temps (1570-1660) typiquement et entièrement baroques, le baroque est une impression dans l’œuvre et un jugement a posteriori, entre « La poudre, la mesche et le souffre » d’un d’Aubigné et la liberté gaillarde d’un Marc Papillon de Lasphrise et les « sonnets de la mort » de Jean de Sponde, il coule bien des eaux changeantes, et ce ne sont parfois que de petites perles placées ci ou là. Si l’anthologie manque un peu de substance théorique, du moins d’un certain nombre de données qui eussent éclairé une pensée baroque complexe et labile, si on peut regretter la moindre part accordée à l’immense œuvre de Guillaume de Saluste du Bartas et à ses cosmogoniques et encyclopédiques « semaines » (La Sepmaine ; La Seconde Semaine ; Les Suittes de la Seconde Semaine), et s’étonner de la place paradoxale réservée à Malherbe (« Malherbe tyrannise ses contemporains avec sa fameuse réforme poétique », Jorge Gimeno), anti-baroque au possible, on apprécie en elle une tentative d’atteindre le grand public, sa construction variable (non alphabétique), cette succession de beautés imparfaites, en cela merveilleuses d’insaisissabilité, pointant l’illusion de l’être, (« Tu es le rien, fortune : et si es toute chose,/Rien, parce que de rien choses se font,/Tout, parce que dans toi les choses se défont ;/Bref, tu es tout et rien, et leur métamorphose », Abraham de Vermeil), et la flopée de questions qu’elle pourrait soulever, en autre celle de la modernité du baroque, si on le considère comme un éon, dépassant l’ancrage historique : « Le baroque est une constante historique qui se retrouve à des époques aussi réciproquement éloignées que l’Alexandrisme de la Contre-Réforme ou celle-ci de la période « Fin de siècle », c’est-à-dire la fin du XIXe et qu’il s’est manifesté dans les régions les plus diverses, tant en Orient qu’en Occident. » (Eugénio d’Ors, Du Baroque)… La tentation de prolonger la constante jusqu’aux XXe et XXIe siècles de la poésie est là. La résistance à la langue imposée tendue vers le novlangue libéral (Rappel : « Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées », Georges Orwell, 1984), ne travaillant qu’au vide des cerveaux bons qu’à consommer (cf. les propos de Le Lay) ; or la résistance par le labile, le variable, l’échappement, le complexe, le difficile, l’obscur, l’étrange, l’agrammatical, l’incorrect, le détournement, le fugace de la performance, l’insaisissable langage du poète appartiennent à une certaine modernité baroque, « c’est enfantillage de croire que la clarté démontre quelque chose en faveur de la vérité », Friedrich Nietzsche) ; Jude Stéfan, James Sacré, Charles Pennequin, Christian Prigent, Denis Roche, Caroline Sagot-Duvauroux, Florence Pazzottu etc., appartiennent à cette esthétique de l’insaisissable, et il y aurait une belle anthologie à imaginer, qui réunirait un certain nombre de poètes ainsi considérés, en baroques du XXIe.
Jean-Pascal Dubost
Mon âme, il faut partir
Anthologie de la poésie baroque
Jorge Gimeno
coll. La Petite Vermillon
La Table Ronde
8,50 €