Face aux vidéos d’Eija-Liisa Ahtila (au Jeu de Paume Concorde jusqu’au 30 Mars), le spectateur peut difficilement rester passif. C’est à la fois dû à leur dispositif et à leur narration. Si elles sont filmées dans les règles de l’art, leur projection se déploie sur plusieurs écrans, et on se rend rapidement compte de l’impossibilité de saisir tout ce que l’artiste veut nous montrer en une seule bouchée (une seule ‘oeillée’?). Les yeux vont sans cesse d’un écran à l’autre, le regard saute d’une image à une autre, la tête se tourne dans toutes les directions, vers les quatre murs, les trois écrans; la peur de manquer une image, une partie de l’histoire, nous prend au ventre. Le son pourrait fournir une unité, une unification entre les images, mais encore faudrait-il comprendre le finlandais; et les sous-titres, en français ou en anglais, sont-ils véridiques ? sont-ils identiques sur tous les écrans ? ou introduisent-ils subrepticement une perturbation complémentaire ? Pour compléter cette fragmentation physique, le récit lui-même est brisé, éparpillé, pas vraiment linéaire, mais zigzaguant, avec des reprises, des incidentes, des digressions. L’esprit doit être aux aguets, pour tenter de tout situer, de rebâtir un fil conducteur. On en sort épuisé, mais émerveillé.
La pièce maîtresse de l’exposition, inédite, est la première vidéo, Where is where, présentée sur six écrans, excusez du peu. Celui du vestibule, un dessin animé rouge et poétique, n’apporte pas grand chose mais on entre ensuite dans une grande salle où une séquence différente de la vidéo est projetée sur chacun des quatre murs; à la fin, quand ils s’éteindront, lumière et son nous attireront tout naturellement vers le dernier écran, dans le couloir de sortie, avec un épilogue historique tragique. Je ne vous narrerai pas l’histoire ici, il est question de la guerre d’Algérie et de la manière dont la violence habite les hommes, même les tout jeunes enfants, il est question de mort, d’un ange de la mort et d’un meurtre, il est question d’une femme aujourd’hui et d’enfants et de soldats hier. Il est surtout question d’interpénétration, entre les années 50 et aujourd’hui, entre la Finlande et l’Algérie, entre la vie et la mort, la paix et la guerre, entre la fiction et l’histoire, et aussi la reconstitution de l’histoire (sonnant délibérément un peu faux, comme ces commandos de choc investissant gauchement une maison suspecte). Les personnages passent d’un univers à l’autre, la femme finlandaise se retrouve dans la Casbah d’Alger il y a 50 ans, les soldats de Massu perquisitionnent sa maison en Finlande et tirent sur on ne sait quels fantômes. Même si la scène chez la femme pasteur(e) paraît incongrue (avec la pasteure un peu ridiculement en lévitation), c’est un film étrange et envoûtant, c’est surtout une interrogation de la fiction, du récit et de notre perception.
On peut voir les autres pièces selon la complexité décroissante de leur projection. Sur quatre écrans disposés en paravent, The Hour of Prayer raconte la douleur de voir son chien mourir, l’intrusion brutale de la mort, mais surtout la vidéo nous emmène de New-York au Bénin, elle nous fait naviguer entre deux paysages, deux lumières, deux saisons, deux tempos que tout oppose. Les angles du paravent sont comme des frontières, des passages entre ces deux mondes.
Sur trois écrans, The House parle de psychose et d’enfermement, de la folie qui guette, tapie dans l’ombre; mais je ne suis toujours pas convaincu des vertus de la lévitation. Consolation Space, sur deux écrans mêle histoire tragique (divorce, mort) et blagues idiotes ou kitsch supra-naturel. L’histoire peut déplaire, mais l’articulation entre les deux écrans, celui de la narration et celui de l’incidente, celui de la structure essentielle du récit et celui des détails inutiles, est attachante et sensible.
C’est sur un unique écran, mais immense que Fishermen se déroule: une barque de pécheurs sénégalais tente de franchir la barre, les rameurs épuisés s’abandonnent aux éléments déchaînés, la barque chavire, hommes et équipements flottent de ci de là, une autre barque repart. Face à cet écran immense, le spectateur, qui ne peut que difficilement absorber toute l’image d’un coup vu le manque de recul, frissonne, frémit, et entre dans l’image en quelque sorte. Les vidéos sur écran télé de l’entrée sont très différentes, en noir et blanc, courtes, rapides, plus heurtées, moins subtiles aussi. Quant aux photos, c’est à mon sens la partie la moins intéressante de l’exposition.
Photos courtoisie du Jeu de Paume.
Where is Where ? : Installation sonore de 6 projections DVD; Photographie de Marja-Leena Hukkanen; Courtesy Marian Goodman Gallery, New York et Paris; © 2008 Crystal Eye – Kristallisilmä Oy, Helsinki.
The Hour of Prayer : Courtesy Marian Goodman Gallery, New York et Paris; © Crystal Eye - Kristallisilmä Oy, Helsinki; Photo de Andrei Jewell à Two Rooms, Auckland, 2006.
Fishermen (Etudes, n°1) : Courtesy Marian Goodman Gallery, New York et Paris; © Crystal Eye - Kristallisilmä Oy, Helsinki.