En attendant que Boris « Torse poil » Boillon arrête de se la jouer en parlant arabe à tout le monde je pose cette question qui, en ces temps de plus en plus inquiétants, me semble particulièrement pertinente : & si il ne devait en rester qu'un, pourquoi ne pas garder Carlo Emilio Gadda ? Pourquoi pas l'éléphant milanais plutôt que Dante & ses espoirs absurdes d'une nation monohistorique & monolinguistique là où l'auteur de L'affreux pastis organise des partouzes vernaculaires à chaque strophe ? Pourquoi polir du marbre pour ce pignouf de d'Annunzio, cet épouvantail populiste, Casanova nationaliste au Canada Dry ? Ou encore Manzoni dont Gadda est pourtant le rejeton direct & indiscutable mais dont les amourettes milanaises résonnent mal à nos oreilles modernes ? Ou à prendre la question par un autre bout : comment expliquer que Gadda soit passé à travers les mailles du filet ? L'incroyable dimension de son écriture ultra référencée & l'éternelle réputation d'auteur intraduisible qu'il se braque y sont sans doute pour quelque chose, c'est sûr. Gadda, au même titre que Lezama Lima, Joyce, Lowry ou, plus proches de nous, Pynchon ou Iain Sinclair dont nous chantions, il y a peu, voire très peu, les berlingots massifs, Gadda donc fait partie de ce troupeau d'auteurs sans pitié qui ne laissent aucun mot, aucune phrase tranquille, dont la lecture peut s'apparenter à un sport de combat, ardue mais toujours généreuse à celui/celle qui tient bon la barre. L'Italie dans sa grandeur décadente compte, cachés derrière les ruines d'un empire dont les soldats portaient la jupe, on ne le dira jamais assez, deux trois pistoleros capables de dépiauter de la main gauche toutes les Pléiades de Gallimard. Comment se fait-il alors qu'aucun éditeur, même parmi les plus magnifiquement suicidaires (au hasard : Quidam, Passage du Nord Ouest, Tristram...), n'ait le ventre de s'attaquer à Stefano d'Arrigo & à son Horcynus Orca roman du cataclysme transalpin sensé avoir influencé, modelé en sous-terrain toute la littérature italienne du siècle dernier & à venir, plus deux trois loustics de Canal Street. Un livre qui va puiser dans l'énormité fictionnelle d'un continent liquide comme l'est la Méditerranée tout en jouant aux cartes avec les strates confuses d'un pays devenu exsangue. Horcynus Orca est un empire invisible, jamais traduit chez nous & indisponible dans son pays d'origine, que par soucis pratique on a eu vite fait de baptiser le « Ulysse italien » quand bien même les deux livres n'auraient rien à voir à part, peut être, cette démence créatrice & mimétique qui ne laisse plus rien pousser dans les angles morts. Pourquoi un sillon aussi profond que celui laissé par Volponi a été si vite recouvert d'indifférence à tel point qu'aujourd'hui il faille chercher ses derniers livres chez les bouquinistes de Belfort alors qu'un livre comme Corporel nous a laissé de quoi mâcher pour des siècles ? Quoi de plus approximatif, enfin, que la place réservée à Gadda, un nom qui pourtant swingue à mort & que beaucoup de bouches prononcent sans que leurs yeux y aient vu quoi que ce soit. Je ne parle même pas de lire.
Gadda était un Lombard d'une toise & demie, un vrai de vrai, infusé au Magyar côté maternel mais ça ne comptera pas, ou si peu. Il est né à Milan, 3 rue Manzoni, troisième étage, c'était l'impitoyable année 1893. Un siècle plus tard l'OM remportera la Coupe d'Europe des Champions contre d'autres Lombards, condescendants & à moitié bataves pour la plupart. J'étais jeune mais je me souviens encore m'être fait la remarque que Barthez serait sans doute chauve d'ici peu &, comme souvent, j'avais raison. On ne sait pas très bien si Gadda était interiste ou rossoneri, & à la limite on s'en fout un peu, ce que l'on sait par contre c'est qu'il faisait une sacrée fixette sur Manzoni, milanais comme lui, que l'on pourrait qualifier de « relativement réfléchie & à retombées multiples ». Tout ceci n'est pas anodin lorsqu'on connaît un peu l'épaisseur de l'héritage manzonien sur la littérature italienne & sur celle de Gadda en particulier. Mais avant ça Charles Émile a connu une vie séculaire assez longue avant de pouvoir vivre chichement de ses écrits. On l'a vu faire des études d'ingénieur (comme Svevo) puis partir bosser en France, en Allemagne, en Argentine (ça servira, en partie, à l'esprit Cuatros Caminos de la Connaissance) & au Vatican. Classe. Il a eu sa carte du parti fasciste comme toute personne travaillant dans les services de l'Etat à l'époque, alors pas la peine d'en faire tout un couscous. Ceci dit (parenthèse politique) Éros & Priape, qui est son mais-je-ne-suis-pas-de-ce-bord-là-espèce-de-dingue fut publié tardivement (1967) & la date de sa rédaction reste floue. Gadda avouera n'avoir compris ce qu'était vraiment le fascisme qu'en 34, Mussolini partait alors en Éthiopie faire des pâtés de sable. Il faut ici faire une concession de taille : être le BHL de son époque n'est pas chose aisée. Au moins Gadda savait-il écrire & la lecture complète & attentive de son œuvre ne laisse aucun doute sur ses propres inflexions politiques. Son style « impur » est à lui tout seul une sorte de méga ode antifasciste maisBREF ! Retour aux orages d'acier. Notre ami se fait choper pendant la bataille de Trieste & passe un peu plus d'un an en captivité. Du coup, certains diront que c'est bien fait pour sa gueule. Ses premiers textes sont publiés dans Solaria, mythique revue de Florence. A un moment donné il se fait rembarrer par un philosophe à deux balles (« Écoutez, mon ami, faites plutôt autre chose, faites l'ingénieur, faites si vous voulez des petits poèmes ») à qui il avait envoyé quelques réflexions philosophiques (Méditation Milanaise sera éditée à sa mort &, d'après ce qu'on en dit, c'est plutôt pas mal). Gadda n'a jamais pu flamber comme Malaparte. N'a jamais été adapté au cinéma comme Moravia ce qui n'est peut être pas une mauvaise chose. N'a pas été torturé comme Luciano Bolis. N'a pas "mystérieusement" disparu comme Pasolini mais a connu quelques types plutôt dans le coup (à l'époque & en Italie en tout cas) comme Montale, Garzanti, Vergani. Dans les années 50 il bidouille des programmes à la RAI que Berlusconi n'a pas pu ou voulu garder. Il était surnommé « l'éléphant » à cause de sa taille & de son poids fantastique &, dit-on pour être plus gentil, en référence à la collection de Garzanti dans laquelle il était édité : Gli Elefanti.
Gadda c'est un corpus aussi balèze que lui, taillé pour des lecteurs de première division. Contrairement au ramassis de faux lettrés qui se bousculent dans nos rues depuis que le tweed est redevenu à la mode si je devais conseiller un livre pour pénétrer le Gaddaland je ne proposerais certainement pas ses deux romans les plus connus, même si ce sont, sans hésitation, les deux textes qui incarnent le mieux l'univers littéraire du milanais. Une de mes amies, grande lectrice de ELLE & de Foenkinos, m'aurait fait à peu près le même genre de remarque à propos de Paul Auster, comme quoi il ne faut pas commencer par la Trilogie New Yorkaise, parce que c'est trop particulier mais plutôt par Tombouctou, l'histoire d'un chien super mignon qui vient de perdre son maître & tout. Trop beau. A l'aune de ce conseil avisé, je dirais qu'un bon Gadda inaugural ressemblerait alors à un de ces recueils de nouvelles bien torchées avec ce zeste de XXème siècle qui nous semble si pittoresque. Le Château d'Udine par exemple. C'est frais, presque printanier mais assez atomisé de l'intérieur pour qu'il n'y ait pas de doute possible sur la marchandise. Pourquoi risquer la confusion immédiate ? Après, seulement après, s'envoyer en l'air avec les deux astres terribles que sont L'affreux pastis de la rue des merles & Connaissance de la douleur.
D'autant plus difficile pour le lecteur français qui verra lui passer sous le nez la dimension polymorphe de la langue italienne dans son dégradé infini, le Pasticciaccio, comme l'appellent ses vrais amis, explose néanmoins sa fausse intrigue policière au burin d'une folie créatrice étonnante. Le texte fait trempette dans un bain mythologique : mythe du polar bien sûr, mythe de la fondation violente de Rome, mythe du parricide que l'on retrouve aussi dans la Connaissance, mythe d'une langue unique qui fait le tapin depuis trop longtemps sans ramener un radis à la maison... mais chez Gadda, le mythe s'apparente à un procédé archéologique dont les différents enjeux s'approprient une morgue tout à fait plébéienne. Pas de chichis pas de fringis, la rue romaine est, dans sa gouaille œcuménique, comme un feu purificateur à rebours... La Connaissance de la douleur, en s'exportant dans un Maradagàl sud américain & largement imaginaire, confine un peu plus ses rayons à l'intime microscopique & dévoile des pans entiers, profonds & scandalisés de la vie de Gadda. La genèse de ce roman inachevé est désormais bien connue : papa Gadda fit construire une maison de campagne qui devait ruiner la famille. La mère poursuivit avec entêtement les coûteux travaux contre l'avis de Gadda lequel, à la mort de sa mère, vendit la maison & commença la Connaissance. Bien sûr on y sent des lames de fond sédimenter tout un passé, tout un système d'échos qui travaille comme un ressac impitoyable, toute une réflexion philosophique subtile sur l'individu dans son mal-être que, pour faire comme à la fac, je qualifierais d'ontologique. Derrière ces deux manières décrites à la cosaque se dessine surtout le grand « projet encyclopédique » de Gadda qui voulait embrasser toute la réalité d'un seul coup, car ce fameux style alambiqué, fait de cycles, de motifs répétitifs, de filoutages, d'incessantes divagations laissées, puis reprises, de métonymies tropiquesBREF ! tout cet attirail formaliste obéit à « une exigence d'approfondissement cognitif » selon les mots de Gian Carlo Roscioni & ces deux éléments ne sauraient fonctionner l'un sans l'autre. Sans doute est-ce aussi pour cela que beaucoup des textes de Gadda se trouvent être inachevés, comme laissés en suspens.
De ce point de vue personne ne m'en voudra si je bâcle la fin de ce papier. On aura compris, pas la peine d'en faire des caisses, qu'il faut lire Gadda au plus vite avant que Le Seuil ne liquide son stock (c'est déjà presque le cas). Ah, un dernier truc les filles : Gadda c'est bien mieux que Milan Kundera. Large. & encore je n'ai pas parlé de sa poésie... ce qui ne devrait pas arriver de si tôt.
Le nom de Gadda apparaît 18 fois dans cet article. C'est un record mondial. Merci bien. Au revoir.