Et si nous reprenions un peu de notre sang froid? Le FN a réuni au premier tour des cantonales 6,48% des voix des inscrits à cette élection. Ce n’est certes pas négligeable, mais cela n’en fat qu’une minorité, une petite minorité. Si l’on retient seulement le nombre des votants, il ne ressemble toujours que 15%, ce qui reste qu’une minorité, loin des 31,4% du PS et de ses alliés immédiats (divers gauche et radicaux de gauche). Et l’on voudrait que cette minorité impose ses vues à l’ensemble de la population? que ses craintes, ses fantasmes, ses colères guident l’ensemble de l’action politique? Ce n’est pas raisonnable. Pourquoi ne s’inquiète-t-on pas également des 4% d’inscrits ou des 9,5% d’électeurs qui ont voté pour l’extrême gauche? Après tout, leur opinion compte aussi, leur refus de la politique menée par le gouvernement n’est pas moins grand et les programmes de leurs candidats auraient également de quoi inquiéter.
L’un des risques que l’on court aujourd’hui est de faire du FN, de ses idées, la référence intellectuelle, l’étalon de l’opinion française. Ce serait une triple erreur : parce qu’il ne représente, d’abord, qu’une minorité et qu’il ne dit en rien ce que les Français pensent tout bas. Ensuite parce qu’il n’est pas certain que tous ses électeurs partagent ses vues sur l’immigration comme en attestent plusieurs journalistes qui les ont interrogés. Enfin, et surtout, parce que ses idées sont destructrices.
A grossir exagérément l’importance dans l’opinion des thèmes de l’extrême-droite populiste on déforme la réalité et on risque de la transformer, de favoriser, par un de ces effets de prédiction auto-réalisatrice, la mise en place de politiques qui s’inspirent de son programme. C’est d’ores et déjà ce qu’a engagé l’UMP et ce que souhaite poursuivre sa composante la plus droitière.
Or, ces politiques sont dangereuses. Si Marine Le Pen a fait évoluer le “logiciel” du FN sur le plan économique et social, elle n’a certainement pas modifié le fond de sa politique que l’on pourrait résumer d’un mot : le principe d’ostracisme.
Principe qu’elle a encore tout récemment illustré avec son voyage peu médiatisé le 14 mars à Lampedusa, traditionnel point d'arrivée des migrants du Sud dans l'Union européenne. Elle y a visité, en compagnie d’un député de la Ligue du Nord un centre de rétention et a dit à des personnes qui y étaient retenues : “L'Europe n'a pas la capacité de vous accueillir. Nous n'avons plus les moyens financiers." Propos mesurés, loin des saillies de son père, qui n’en illustrent pas moins le fond de la politique du FN : le refus de la compassion, de la sympathie à l’égard d’autrui. Dans ce cas, à l’égard de réfugiés qui fuient des pays en guerre et que la télévision nous montre tous les jours complètement démunis, sans plus rien. Nous devrions éprouver pour eux de la compassion, nous devrions chercher comment les aider et voilà qu’on nous propose comme Chantal Brunel, ancienne porte-parole de l’UMP, de “les remettre dans les bateaux.” Par un de ces effets ravageurs des politiques menées depuis quelques mois par Nicolas Sarkozy, c’est une membre de l’UMP, de cette droite que l’on dit de gouvernement, qui dit tout haut ce que Marine Le Pen pense tout bas!
Or, la sympathie, la compassion, le souci de l’autre sont ce qui fonde une société, ce qui nous permet de vivre ensemble. Son envers, l’ostracisme, conduit à dresser les individus les uns contre les autres. Pour se protéger on rejette son voisin, on le chasse de la cité. On a ainsi l’impression de renforcer celle-ci mais on ne fait en réalité que l’abimer. Chacun, se sentant menacé, se réfugie vers les siens, ceux du même village, du même quartier, de la même confession, du même milieu. Ainsi se construisent les communautés antagonistes qui se regardent avec méfiance, se craignent et en viennent à refuser à l’autre les droits les plus élémentaires, comme celui de parler sa langue dans ces banlieues bruxelloises où les modèles populistes de Marine Le Pen et de ses amis ont gagné les élections. On favorise d’abord le communautarisme puis l’opposition entre les communautés.
Le débat sur la laïcité que le Président de la République a voulu pour récupérer les voix du FN ne peut avoir qu’un effet : amener des musulmans qui avaient oublié leur appartenance à cette confession à s’en rapprocher, à se sentir membres d’une communauté qui n’avaient, il y a peu encore, aucune existence. Et la construction de cette communauté, effet inattendu de cette politique, ne peut que favoriser chez les autres, les catholiques, les protestants, les juifs… le sentiment de leur différence.
On nous dit que donner une place importante dans le débat public au Front National, c’est faire oublier les échecs du gouvernement en matière politique et sociale. Sans doute, mais c’est aussi mettre les thèmes de l’extrême-droite au coeur du débat politique, c’est donner à des crypto lepenistes, l’occasion d’expliquer à longueur d’antenne et contre toute évidence “que l'immigration de peuplement et le communautarisme musulman qui en découle (il se revendique désormais comme tel en exigeant lui-même l'abandon du débat sur l'islam) sont des sujets aussi préoccupants que la paupérisation des classes moyennes. Celles-ci ne comprennent pas qu'un pays sur-endetté, ne pouvant plus offrir ni travail, ni logements, ni protections sociales suffisants à ses propres citoyens, persiste à accueillir légalement tant de monde, sans souci d'intégration.” (Yvan Rioufol, journaliste au Figaro, sur son blog et dans C dans l’air). Ce n’est pas l’immigration de peuplement (étrange formule) qui crée le communautarisme, c’est l’ostracisme qui pousse ceux que l’on désigne du doigt à se protéger en se rapprochant de ceux qu’on leur désigne comme leur ressemblant le plus.
Ce n'est pas parce qu'il est raciste ou antisémite que le FN est dangereux (Marine Le Pen ne l'est sans doute guère plus que beaucoup), c’est parce qu’il nous désapprend la compassion, le souci de l’autre, la tolérance, ce qui fonde une bonne société, que le FN est dangereux et qu’il menace vraiment l’unité nationale au risque de conduire à des affrontements dont nos voisins belges montrent tout à la fois l'imbécilité et la dangerosité.