Depuis mon retour de vacances-préparatifs-de-mariage, je ne sais pas, j’ai moins la niaque au boulot. Peut-être les innombrables newsletters intitulées « Eva, pour le plus beau jour de votre vie, choisissez la robe XXX / les fleurs YYY / le mari ZZZ » me distraient-elles de mes responsabilités professionnelles. Pour rappel, ma mission de SuperConsultante – puisque je l’ai acceptée – consiste à aider les entreprises à payer leurs employés le moins possible situer les salaires qu’elles offrent par rapport au marché. Mission dont je m’acquitte honorablement jusqu’ici, ayant établi d’excellentes relations avec mes clients. Mon secret, c’est de m’adapter le plus possible à leurs attentes :
- laisser tranquilles ceux qui croient mieux connaître le logiciel SuperConseil que moi ;
- passer un coup de fil de temps en temps à ceux qui ont la flemme de décrocher leur téléphone, mais sont bien contents qu’on leur explique comment utiliser l’outil qu’ils ont décrit comme « indispensable » à leur chef au moment du budget… et qu’ils n’ont pas ouvert depuis ;
- et rendre régulièrement visite à ceux qui s’ennuient tellement dans leur poste que la visite de SuperConsultants leur permet de « briser la routine » (parfois, le monde de l’entreprise me déprime), ainsi qu’à ceux qui, au contraire, sont tellement sous pression qu’ils vous supplient de venir les écouter se plaindre de leur chef, du nouveau comité de direction, du dernier SuperProjet en date, etc.
SuperChef est catégorique : d’après lui, je maîtrise de mieux en mieux la relation client. Je traduis : « tu rapportes assez d’argent à SuperConseil pour que je ne me fasse pas agonir d’insultes par mon chef, HyperChef, au moment de mon évaluation annuelle. »
Le hic, c’est qu’au lieu de me laisser me reposer sur mes lauriers et me consacrer à l’organisation de mon mariage, SuperChef a décidé « d’étendre mon portefeuille clients », comme on dit en langage-business-qui-se-la-tape. Je traduis : « Eva in London, ta mission, si tu l’acceptes, sera d’exercer plus de responsabilités pour le même salaire. »
Pour corser le tout, SuperChef n’a rien trouvé de mieux que de me vendre ce « nouveau défi » sous le titre « business development », à savoir du commercial pur et dur. Je ne voudrais pas critiquer, mais SuperChef me semble avoir du progrès à faire en termes d’adaptation à ses collaborateurs – non mais sérieusement, vous me voyez faire du démarchage téléphonique ?
« Bonjour, Eva in London à l’appareil, SuperConsultante chez SuperConseil. En tant que grouillotte, on m’a demandé de vous vendre des bases de données géniales dont vous vous servirez une fois par an, mais qui vous aideront à faire semblant de maîtriser votre poste. Ca vous intéresse ? ». Le tout en anglais, avec l’accent bien sûr.
Telle Sœur Anne ne voyant rien venir, je ne vois aucun « prospect » (terme business-qui-se-la-tape pour désigner les clients potentiels) succomber au laïus élaboré par le service marketing de SuperConseil. Soupir. Comme il me paraît délicat de faire part à mon chef de mes multiples doutes (en vrac : sur le bien-fondé de nos services, mes capacités de SuperVendeuse, la patience et/ou la crédulité des « prospects »…), je me résigne : je vais devoir me lancer dans le démarchage téléphonique et le « strategic business development ».
C’est alors qu’une idée machiavélique germe dans mon esprit : à défaut de me décarcasser pour SuperConseil, ne pourrais-je pas… faire semblant de me décarcasser pour SuperConseil ?
Pour cela, un remède éprouvé s’impose : la procrastination.
PS : trop de cynisme tue-t-il le cynisme ? Et est-il possible de bien faire son travail tout en conservant un minimum de recul par rapport à ce que l’on fait ?