Emmanuel Martin – Le 29 mars 2011. Le contraste est saisissant : alors qu’au sud de la méditerranée des peuples brisent leurs chaînes au péril de leurs vies pour gagner leur droit à la démocratie, en France, le peuple ne va même plus voter. Comment se fait-il que des élections cantonales, qui devraient être le symbole de la « démocratie locale », n’aient attiré que si peu d’électeurs ? Comment comprendre que le taux d’abstentionnisme se rapproche de celui des européennes – bien plus « éloignées » ? Car avec 55, 68 % et 55,19 % d’abstention respectivement aux premier et deuxième tours des élections cantonales, le message parait clair : le peuple boude la démocratie locale française. Ou serait-ce en fait... l’inverse ?
La première raison de cet intriguant abstentionnisme réside sans nul doute dans le fait que la « démocratie locale » se joue dans le cadre de la décentralisation à la française, et que cette dernière fonctionne mal. La décentralisation part d’une bonne idée : à la séparation horizontale des pouvoirs, elle tente, sur le chemin du fédéralisme, d’ajouter une séparation verticale des pouvoirs. En rapprochant du terrain local la prise de décision politique, on permet non seulement une meilleure connaissance et une meilleure compréhension des besoins des administrés, mais ces derniers peuvent en théorie mieux contrôler leurs représentants. L’action politique devrait en sortir plus efficace.
Or, en France, la théorie ne se vérifie pas forcément dans la pratique. D’abord parce que la décentralisation n’en est pas une. En effet, le dirigisme et le paternalisme ont la vie dure : l’État central reste trop immiscé dans la vie locale, notamment en termes de financement. Sans autonomie fiscale et budgétaire au niveau local comment sanctionner l’action d’hommes politiques locaux ? Comment les tenir pour responsables ? Ensuite, parce que la décentralisation à la française a donné lieu à une effroyable complexité en termes de financements et missions croisés entre les différentes couches des collectivités territoriales qui s’amoncellent – souvent au nom de la simplification ! Ici aussi l’imputation de responsabilité est difficilement possible : la démocratie locale devient illisible.
La deuxième raison tient à une certaine « professionnalisation » de la vie politique française ayant pour conséquence que la sanction de l’homme politique par les urnes n’a pas un réel impact sur sa carrière. D’où ici encore, un problème de responsabilisation des hommes en charge de la gestion des affaires publiques. La tradition de grandes écoles pour former des fonctionnaires à vie à carrière politicienne est en partie coupable, quoiqu’elle semble moins jouer au niveau local. En outre, l’incapacité de la classe politique française à définitivement supprimer le cumul des mandats empêche de considérer logiquement qu’un homme politique ayant plusieurs mandats puisse dédier sincèrement son énergie à chaque niveau de responsabilités. Enfin, le « re-casage » systématique quand des élections sont perdues induit une absence de prise de risque : la sanction des élections n’est qu’apparente pour les professionnels de la politique. Ici encore, comment croire à la responsabilité des élus ?
La troisième raison a trait à l’électoralisme local. Dans le contexte d’une déresponsabilisation engendrée par la fausse décentralisation, le clientélisme électoraliste a été grandement facilité, permettant la croissance presque incontrôlée du pouvoir politique local. Et cette tendance se retrouve à droite comme à gauche : il n’y a pas de différence politique majeure entre courants sur les stratégies locales de développement. Les recettes sont sensiblement les mêmes et consistent à asseoir des fiefs électoraux par l’achat de voix via la redistribution locale et la solidification d’une bureaucratie locale de « soutien ». Dès lors, le vote perd de son intérêt puisque, d’une part, les stratégies politiques sont similaires et, d’autre part, émerge l'impression que le système est verrouillé – et donc peu démocratique, quelle que soit la couleur de la majorité et ce, d'autant que le mode de scrutin favorise les grandes formations. Comme pour l’Europe, le sentiment est que la « démocratie » se fait de toutes les façons sans nous.
La combinaison de ces raisons, dont certaines se retrouvent en matière de politique nationale, peut nous éclairer sur la défiance française à l’égard de la politique locale. La sensation d'une « démocratie inutile » persistera tant que la politique locale (et nationale) ne sera pas libérée des tares du dirigisme, du corporatisme politique et de l’électoralisme - en bref, tant que nos hommes politiques ne seront pas responsabilisés. Mais le veulent-ils ? Voilà sans doute des leçons à tirer et des pièges à éviter pour nos amis d'Afrique du Nord qui mettent en place actuellement de nouvelles constitutions afin d'accéder enfin à la démocratie.
Emmanuel Martin est analyste sur www.UnMondeLibre.org.