Non, je ne suis pas en train de remonter un vieux billet dont je corrige le titre, ceci est bien un nouveau sujet, je vous rassure. Connaissez-vous Junichiro Tanizaki? Il y a peu, j'avoue que j'ignorais jusqu'à son nom. Ces derniers temps, en plus des mangas, j'ai commencé à lire les romanciers japonais, et après Le Sabre des Takeda, de Yasushi Inoue, j'ai porté mon dévolu sur trois courts romans de Tanizaki, tous édités chez Folio dans la collection économique "2€". Je ne cache pas le fait que j'ai été guidé par une certaine pingrerie, mais taper dans le rayon "pô cher" est une façon comme une autre de faire son choix, quand on n'y connaît pas grand chose.
Il se trouve que j'ai eu la main heureuse, puisque Junichiro Tanizaki s'avère être un auteur incontournable lorsque l'on veut se mettre à la littérature japonaise. Presque tous ses romans, nombreux, ont été adaptés au cinéma (dont le Coupeur de Roseaux, justement, par Mizoguchi) ; un prix littéraire prestigieux porte son nom ; en France, il est encore le seul auteur Japonais à figurer dans la collection de la Pléïade. Ok, dit comme ça, c'est un peu rébarbatif, j'en conviens. Heureusement, après avoir lu les trois courts volumes (une centaine de pages chacun), je suis en mesure de le confirmer : j'ai adoré ces trois romans.
L'auteur
Junichiro Tanizaki (1886-1965) s'est fait connaître à 24 ans avec un premier texte, le Tatouage, fortement inspiré d'Edgar Poe et d'Oscar Wilde ; par la suite, tous ses textes flirtent avec le fantastique, mais surtout traitent des relations entre les sexes, sans a priori, avec une prédilection pour la description des passions exacerbées. A une époque où le réalisme et la moralité étaient de bon ton, il est souvent aux prises avec la censure. Ces écrits font régulièrement scandale. Mais d'un autre côté, son style très imagé et élégant, son immense érudition et sa passion pour la poésie ancienne et les arts traditionnels (calligraphie, chant, théâtre, ikebana, etc...), qu'il met en avant dans ses romans, le font rapidement reconnaître comme un écrivain de premier plan.
Parallèlement à son oeuvre propre, il travaille plusieurs années à une nouvelle traduction en japonais moderne du Dit du Genji, oeuvre monumentale du 11ème siècle, en 54 livres, fondatrice de la littérature japonaise. Malgré cela, il est sévèrement censuré pendant la période de la guerre, de 1939 à 1945. Indifférent au contexte nationaliste, il poursuit son oeuvre en observateur des passions, voire des perversités, qu'il décrit sans jugement de valeur, mais sans vulgarité non plus. Souvent taxés de pornographie, ses textes traitent souvent de l'érotisme, mais à égalité avec d'autres passions, états ou sentiments, comme l'amour maternel, les relations père-fils, l'éducation, la création artistique, le vieillissement, la maladie, l'angoisse de la mort.
Le style de Tanizaki est fait de poésie et d'érudition - il parsème ses récits de références à la littérature classique - et nécessite parfois de devoir lire des pages entières de descriptions avant d'entrer dans le vif du sujet. Mais une fois passé ce cap, on entre dans une narration subtile et évocatrice, parfois teintée d'ironie, ou chaque détail compte. J'ai été frappé par le caractère quasiment pictural de son écriture. Là où Yasushi Inoue allait droit à l'essentiel, c'est à dire aux actions des personnages, Tanizaki préfère suspendre le temps, de façon impressionniste, par petites touches colorées. Descriptions d'une rivière, d'un paysage, d'un jardin, d'un geste ou d'une partie du corps, féminin de préférence...
Ses romans les plus célèbres sont : Le tatouage ; Eloge de l'ombre ; Quatre soeurs ; La clé ; Journal d'un vieux fou.
(Rouleau tissé du Dit du Genji)
Les livres :
1- Le meurtre d'O-Tsuya est un roman de jeunesse, publié en 1915, et assez provocateur, qui raconte l'histoire d'un amour fou dans le Japon médiéval entre une geisha manipulatrice et un jeune homme ingénu, que sa passion entraîne dans un engrenage infernal, à l'encontre de toutes les conventions et du code de l'honneur, de manière aussi violente que libératrice. Grand connaisseur du Japon ancien, Tanizaki nous amuse et nous stupéfait à piétiner sans complexes les traditions séculaires, de nouveau à la mode dans le Japon d'avant-guerre. Lui-même issu d'un milieu bourgeois très comme il faut, Tanizaki semble régler ses comptes avec son milieu, qui ne jugeait pas convenable le style de vie qu'il s'était choisi.
Il faut savoir que lorsqu'il écrit cette histoire, Tanizaki épouse justement une jeune geisha, très belle et de 10 ans plus jeune que lui, après avoir mené pendant des années une vie dissolue (il fréquentait assiduement les quartiers du "monde flottant"). Ce mariage tournera au vinaigre, puisqu'il tombera amoureux de... sa belle-soeur, encore plus jeune, et divorcera. Le meurtre d'O-Tsuya, comme les deux autres livres, est en quelque sorte la version littéraire de sa propre vie.
(Oyu-san, de Kenzi Mizoguchi, d'après le Coupeur de roseaux)
2- Le coupeur de roseaux raconte comment un promeneur, féru de poésie et d'histoire (Tanizaki lui-même?) rencontre, une nuit de pleine lune au bord d'une rivière, un vieux coupeur de roseaux. Celui-ci lui offre du saké, et commence un étrange récit : il s'agit de l'histoire de la très belle O-Yu, qui vivait seule à proximité, dans un endroit raffiné, entourée de serviteurs et de musiciens. Qui était cette femme? Quel est son passé?
Le coupeur de roseaux est un récit fascinant, qui donne le vertige. En fait, l'histoire d'O-Yu nous parvient via quatre intermédiaires successifs :
1- l'homme qui en a été témoin, la raconte à son fils ;
2- son fils, devenu le vieux coupeur de roseau, la raconte au promeneur ;
3- le promeneur est le narrateur ;
4- le narrateur est une création de Tanizuki.
Cette structure, très alambiquée, tient miraculeusement debout, et donne un aspect irréel et fantastique à l'ensemble. Mais ce qui frappe le plus, c'est le rapport entre la vie d'O-yu, ce qui en est rapporté, et ce qu'on en comprend. Dans un tel écheveau, le non-dit est aussi important que l'explicite. Et c'est dans le non-dit que se situe toute la dimension érotique de l'histoire...
Ecrit en 1932, alors que Tanizaki est en pleine réécriture du Dit du Genji, le coupeur de roseaux fait directement référence à un ancien conte, très connu au Japon, le Conte du coupeur de bambou, ou l'histoire de la princesse Kaguya-Hime. Cette référence, évidente pour le lecteur japonais un tant soit peu éduqué, nous est obscure, à nous autres occidentaux. Elle a pour but de donner une dimension mythique et fantastique au récit, et au final, peut-être que tout cela n'aura été qu'imaginé par le narrateur, sous l'effet du saké...
3- Le Pont flottant des songes est écrit en 1959, lorsque Tanizaki est âgé de 73 ans. A l'approche de la mort, il livre un roman aussi troublant qu'émouvant, dont deux lectures sont possibles, ou plutôt, dont la lecture possède deux significations différentes, quoique indissolublement liées. Je m'explique.
Cette fois, l'histoire est racontée dans un style direct, le narrateur étant le principal protagoniste. Un vieil homme se remémore sa prime enfance, âge d'or et paradis perdu, où il vivait une relation fusionnelle avec sa mère adorée. Mais celle-ci décède, alors qu'il est encore petit, et que ses souvenirs ne sont pas encore clairement formés. Son père se remarie, avec une jeune femme qui porte le même prénom, et dont le comportement consiste à imiter en tout la façon de vivre, de parler, de bouger même, de la disparue. Très vite, l'image de la "seconde mère" écrase celle de la première, jusqu'à ce que l'enfant ne sache plus, avec le temps, les différencier. Aussi fusionnelle que la première, la nouvelle maman devient un objet d'adoration et de désir, pour le jeune garçon, avec la bénédiction du père. Le tout se situe dans un cadre idyllique, celui de la maison de famille, sorte de havre merveilleux, avec un jardin, un étang, un pavillon de thé, fermé au monde extérieur.
(Junichiro Tanizaki jeune)
Le temps passant, l'enfant devenu adulte puis vieil homme ne se souvient plus, ou feint de ne plus se souvenir, si la relation plus qu'ambigue avec sa seconde mère, n'a pas dépassé le cadre d'une stricte relation mère-fils, ou si elle n'est pas devenue quelque chose de moins avouable...
Tout en non-dit, en digressions, en descriptions et en détails signifiants, comme autant de gros plans qui laissent hors cadre ce qui ne doit pas être montré, le Pont flottant des songes laisse toute latitude au lecteur d'imaginer, si oui, ou non, la relation est restée chaste, ou si autre chose s'est passé. D'une infinie délicatesse, l'écriture de Tanizaki laisse planer le doute, introduisant un érotisme puissant et sensuel. C'est, dans tous les cas, un admirable roman d'amour, que les citations littéraires et poétiques soulignent avec élégance et non sans ambiguïté. Je citerai un des poèmes reproduits dans le récit, libre à vous de l'interpréter :
"A l'étang clos
Croissent des profondeurs
Les nenunawa
Je ne me vanterai pas de notre nuit
Ne craignez donc pas ma visite."
Tout est dit.
En conclusion :
Ces trois romans, bien qu'écrits à trois époques différentes de la vie de Tanizaki, ont en commun, d'une part, la passion amoureuse, dans sa dimension la plus absolue, et d'autre part, la pudeur et la poésie de la narration. Chaque fois, un formidable portrait de femme nous est proposé, à travers les yeux d'un homme, qui vit l'amour au-delà des tabous (dans l'ordre : le crime, l'adultère, l'inceste), mais sans que cela nous paraisse immoral. Ou plutôt, en rejetant la moralité parmi les conventions que seul l'amour peut dépasser. Pour cette liberté, et pour le style, toujours élégant, qui la met en scène, ces trois récits sont un vrai régal, et je vous les recommande sans réserve. A ce prix, comme je le disais plus haut, ce serait dommage de passer à côté.
Quant à moi, je sais ce qui me reste à faire : maintenant que j'ai fait ainsi connaissance avec l'oeuvre de Junichiro Tanizaki, j'y retournerai dès que possible, dans ces romans plus longs, et pas à seulement deux euros, cette fois.
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