Nous savons tous qu’un des plaisirs paradoxaux qui s’éprouve à la lecture de Sappho consiste à tenir chaque mot sauvé du désastre des temps pour un de ces joyaux dont on ne peut que penser qu’il fut serti dans son appareil lyrique sans défaut. Quelques syllabes isolées sont les traces précieuses d’un poème perdu, et ne sont que cela, et pourtant, nous savourons cette absence de poème, ce mutisme parvenu au bord des siècles jusqu’à nous. Un unique vocable, trouvé sur quelque papyrus rongé d’acides – nous, fervents, l’ayant recueilli, le lisons comme le poème disparu, comme sa substance même.
Ainsi conserve-t-on de ces fragments – d’inestimables tessères –, des brisures, des éclats – et y lit-on parfois un peu de vie vivante et durable, l’ébauche d’une formule qui a dû détenir des pouvoirs, résumer des secrets limpides comme le ciel, agir entre des êtres – contrat, serment, aveu, adieu, ou certitude durable de quelque instant lumineux. Des dépôts de gravité que des existences ont semé sur ces rives où nous passons près du courant qui fuit.
de même qu’au jeu du chef-d’œuvre découpé
en puzzle une pièce manquerait
Et nous voilà, nous, tenant cette pièce, composée de feu solide et ardent.
Ce que j’admire dans ce livre d’Isabelle Garron, qui marque un accomplissement, celui d’une sérénité acquise enfin après épreuves, c’est avant tout cela : une prise sur le réel très nette, à la façon d’un Reverdy, mais inversé, en quelque sorte – la main sur la réalité bien pleine, on se souvient de sa formule, et l’on n’a pas oublié qu’Isabelle a donné une réédition de La lucarne ovale. Pas la main, mais la touche la plus délicate de chaque doigt tour à tour désignant telle parcelle de temps située en son lieu, là où l’être a vibré, où la condensation ne pouvait que s’accomplir, et se garder. Et donc, un réel segmenté, mais plein, oui, cependant, et que la composition, l’agencement précis des syntagmes, des morceaux de texte, rend lisible : des souvenirs, des objets singuliers, doués d’une présence sensible fixée sur la plaque qui les a capturés grâce à l’éclat de lumière dont ils ont été porteurs, des faits (un regard, un sourire d’enfant, un rythme, une odeur…) – tout ce qui comble ou creuse dans la sphère des affections les plus intimes, les plus chères.
Et un récit souterrain, qui irrigue le cours de ces séquences, où se succèdent des saisons, où se dessinent des territoires, où se silhouettent des êtres, qui partagent des instants, qui s’écoutent marcher, respirer, chanter, rire – et tissent dans le paysage du quotidien des lignes de sens où le banal frôle le tragique, où la partition parfois se déglingue, et puis finalement dépose, s’achève, devient justement, et indiscutablement, poème, et juste accord.
un petit fagot de bois jeune
posé devant la porte
des lieux saints
pour déneiger les semelles
de vos chaussures
crottées
je me souviens de ce geste
régulier de pauvres
gens
On pense à Reverdy ; on aurait tout autant pu penser à W.C. Williams, ou Denise Levertov, même, qui savait les leçons de Williams quant à la façon de saisir certains fragments de réel. Regard aiguisé (l’œil braqué sur l’objet), syntaxe efficace (ici, bien plus sage que dans les recueils précédents, en ce sens qu’elle atteint plus aisément à l’efficacité), distribution des lignes et des rejets selon une respiration qui engendre l’émotion sans complaisance dans l’effet. Sans étalage, ni dilution. Ces comparaisons avec des poètes américains sont licites, en ce que chaque unité s’inscrit dans un cadre rigoureux, qui traite l’objet sans aller au-delà de ce qu’il requiert afin de se détacher, et de durer ; ayant trouvé sa forme nécessaire
Des éclats taillés aux arêtes vives et souples, à la fois.
Souvent, une attaque fébrile, une ligne longue qui réclame son développement, et quelques strophes, deux, trois, comme posées, à la fois relevant du tableau (du portrait parfois) et d’une aptitude particulière de la langue à se donner à lire en attente de sens, i-e structurées de façon à cerner la chose à dire au plus près, pour se terminer en lignes de plus en plus courtes, des lignes de fuite, fuite singulière qui conclut sans fermer, et où se condense l’ultime écho.
Un poème d’un seul tenant, au bout du compte – un rouleau dont les scènes, retenues par la page où elles sont venues chercher leur densité propre, avant de laisser un autre moment, un autre souci à démêler dans l’aventure où le corps (celui qui parle, celui qui fait masse, et fut, et doit conserver trace de ses transformations) est entraîné :
actes de forçage
unitaires pour effets
de propagation
L’image n’est jamais refusée : comme indiqué clairement ici, elle propage, oui, elle est véhicule, qui permet de coordonner les « données incertaines », et de parvenir à la juste note, la teinte adéquate. Et pourquoi ne pas poursuivre dans la métaphore descriptive ? Je pense maintenant à quelque tapisserie, ou mieux, à ces bandes d’étoffe que tissent les artisans du pays Dogon, par exemple (j’emploie à dessein cette comparaison, car Isabelle Garron est familière des lieux d’une part, et d’autre part, on se souviendra ici que l’usage de la parole, chez ce peuple, tel qu’il a été décrit par les ethnologues, met en jeu cette pratique, de laquelle dépend la structuration de la pensée du monde même).
La navette va, saute d’une main à l’autre au centre de l’entrecroisement des fils tendus ; les pieds de l’artisan font jouer les attaches qui écartent ces fils, lesquels vont, grâce au va-et-vient de la navette, agencer la trame, et finalement la bande entière du tissu, où les motifs auront à dire tel ou tel épisode fixé de la vie même de la communauté et des individus qui la composent.
Le corps du poème ainsi se construit – avec ses thèmes récurrents, qui évoluent, qui finissent par sceller leur propre sens.
ainsi descendant le Niger
humeurs premières
furent celles
d’un corps-poème
Parturition lente, que l’ensemble du volume – au bout du rouleau de ses raisons, après avoir épuisé les saisons, le corps voyageur finalement est devenu texte. Il a suivi ses propres traces, voilà. Il s’est fait « loi », ainsi conclut-il.
Le poème, dans sa trame, a distribué les couleurs et les formes, les signes qui délimitent cet itinéraire singulier, et les lignes de lecture de ce qui fut, et doit rester : une accumulation, une réserve sensible de « premières fois », chaque instant de ferveur étant toujours une première fois, en effet.
Poème-trace de cela, qui fut, et est corps accompli.
Toujours recommencé, cet avènement.
Et précision constante du trait, substance de la trame.
Auxeméry, 28 mars 2011.
Isabelle Garron, Corps fut , Flammarion