10# SiLHOUETTES. Yiannis Lhermet

Par Collectif Ratures // Poésie // Grenoble

- Enfin seule… soupire-t-elle, posée douillettement sur son canapé, lisant un roman à l’eau de rose, profitant de cette soirée.

Ses filles sont chez mamie ; lui ne rentre pas, il rejoint dans un bar quelques amis.

- Cela fait bien trois semaines que je n’ai pas eu un moment à moi !

Elle zyeute autour d’elle.

Tout est calme.

Furtivement, à pas de loup, comme si quelqu’un pouvait la surprendre, elle va chercher une glace au frigo.

Elle se rassoit, étend ses jambes sur la table basse, pousse un soupir...

Elle tombe de sommeil…

Aller dormir ?

Puis quoi encore !

Pour une fois qu’elle a la maison pour elle !

Le téléphone sonne. Elle souffle de dépit :

- Pas moyen d’être tranquille, ça doit être lui, encore, je l’entends d’ici :

« Allô ! Ma chérie, euh ! C’est juste pour te dire de ne pas t’inquiéter, je rentrerai plus tard que prévu… Je t ‘aime… »

Paresseusement elle se lève, va jusqu’au téléphone, décroche.

Une voix inconnue de femme :

- Bonsoir…Madame…

Elle est surprise…il est tard…Son pouls s’accélère un peu, instinctivement, ses mains serrent le téléphone, elle se ressaisit :

- Oui c’est moi…

La phrase tombe :

- C’est l’hôpital Chançot…

Son corps se raidit, elle ne sent plus ses jambes, elle sent sur sa nuque un poids immense, elle ne peut parler, sa gorge est sèche soudain, elle ne comprend pas encore pourtant ce qui se passe, elle articule difficilement :

- Oui, c’est pourquoi ?

Pas plus. Les mots ne lui viennent pas…

L’autre est calme, elle dit

- Je suis désolée mais…

Les mots résonnent, sa peur prend forme, elle attend, elle sait déjà…

- Votre mari a eu un accident…

C’est dit.

Les mots.

Ceux de tous les jours qu’on entend aux infos, qui d’habitude ne l’atteignent pas, prennent maintenant leur indicible valeur.

Ces mots inoffensifs qui sortent de la nuit pour devenir atrocement eux-mêmes.

Elle n’en veut pas.

Elle sent monter en elle une haine profonde pour ces mots et celle qui les a fait entrer de force dans sa vie. Alors elle les combat avec d’autres mots, des mots à elle, plus forts, plus justes, indestructibles.

- C’est une erreur ! C’est impossible ! Enfin…Comment ? Qu’est-ce que vous dites…

Mais l’autre se défend, elle ne lâche pas prise :

- Je suis navrée, Madame… pouvez-vous vous rendre sur place ?

Elle ne maîtrise plus ses mots, ils sortent de sa bouche :

- C’est grave…Que s’est-il passé, il va bien ?

L’autre, l’ennemie, ne veut rien dire :

- Il faut que vous veniez, on s’occupera de vous sur place, les médecins vous en diront plus.

- Je viens tout de suite…

Elle raccroche.

Elle n’est plus elle-même, elle cherche ses clés, puis se rend compte qu’elle n’est pas habillée, elle se trouve moche dans la glace...Il faut qu’elle appelle, mais qui ? Pourquoi ? Elle est seule : son regard fixe la glace fondue sur la table, nettoyer ? Non ! S’habiller, que s’est-il passé ? La voiture, les clés, tout s’embrouille…

Une fois dans la voiture ses mains agrippent le volant, elles sont humides, elle les essuie sur son pantalon.

- Ils ne m’ont rien dit, pourquoi ? Me rassurer ? Pourquoi ne m’ont-ils rien dit ?

Tout va trop vite.

- Il ne roule pas vite…et si c’était un chauffard qui l’avait renversé…Pourquoi ils ne m’ont rien dit ? Et les enfants ? Pourquoi faut-il que ça m’arrive à moi… Non, la voix était calme, cela ne doit pas être grave…calme ? Peut-être pour ne pas m’affoler. Et il fait quoi devant, lui ? Bouge-toi ! Les enfants…Pourquoi elle ne m’a rien dit.

L’hôpital.

Toujours cette odeur bizarre de médicaments, ces couloirs oranges et brillants, ces infirmières qui papotent comme si de rien n’était, ces gens à moitié endormis sur des sièges…

- Oui, bonsoir… non… mon mari… on m’a prévenue il y a un quart d’heure. Que je me calme ? On ne m’a rien dit…Je sais pas… Que je m’assoie ? Vous vous fichez de moi ! Quoi ! Un responsable va venir…Que j’arrête de crier ? D’accord, d’accord…

Elle s’assoit.

Elle réalise enfin ce qui se passe…

Les minutes sont insupportables…

Elle fouille dans son sac, cherche à concentrer son attention sur autre chose, comment le pourrait-elle ? Un magazine… Le mariage d’un prince…Qu’est-ce qu’elle en a à foutre ? Elle se lève, tourne en rond, elle est à l’agonie, ne pas savoir est la pire des choses.

Un médecin arrive, il a l’air grave.

Le silence...

Dans son visage elle ne décèle aucune émotion, il est calme, lui demande de s’asseoir, elle refuse.

Et puis viennent les mots, ces mots qui la déchirent mais qui ne sont pas encore réels :

   « Hémorragie cérébrale…Condoléances… »

Maintenant le médecin s’est tu, il la regarde sans rien dire…

Que dire pour apaiser un être qui en un

« Hémorragie cérébrale… Condoléances… »

Maintenant le médecin s’est tu, il la regarde sans rien dire…

Que dire pour apaiser un être qui en un instant a tout perdu ?

Que dire pour combler ce gouffre immense dans lequel il tombe ?

Que dire ?

Quand il n’y a rien à dire…