Lettres d’Asie (I) : Des royaumes de Siam a la Thailande

Publié le 28 mars 2011 par Les Lettres Françaises

Des royaumes de Siam a la Thailande

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De la Thailande, l’Occidental moyen n’a généralement qu’une vision parcellaire, faite tout à la fois de paysages paradisiaques ou l’azur céleste le dispute à l’emeraude de la mer d’Andaman, et de commerces plus douteux. Or, la carte postale dissimule d’autres trésors, ne serait-ce que les vestiges de la grandeur des royaume de Siam qui se sont succédé. Sukothai, pour commencer, ou l’on circule paisiblement au milieu des ruines de la cité considérée, a son apogée, comme l’âge d’or de la civilisation thailandaise. Ici, ou la quiétude écrit ses plus belles mélopées, règne l’esprit de l’ancien empire khmer dont témoignent les prang des anciens temples disséminés ici et là. La Thailande moderne a élu domicile un peu plus loin, laissant son patrimoine aux bons soins des innombrables Bouddha que l’on ne peut ignorer tant est puissante l’immanence de Siddharta. Au soleil couchant, les pointes des stupas s’élancent comme des allumettes prêtes à s’enflammer et les prières des pèlerins avec elles. Plus tard, à partir de 1350, c’est vers Ayyuthaya que les regards convergent. De l’ancienne capitale royale ne subsistent plus que quelques reliques architecturales, toutefois très bien conservées. Vaste musée à ciel ouvert, la vieille ville soupire au milieu du tumulte de la vie. Dès les premières heures du jour, la population s’affaire devant, à côté et au milieu des reliquats d’une gloire révolue et silencieuse. Dernière capitale royale avant le déplacement des autorités vers Bangkok, Ayyuthaya demeure. Orpheline et exsangue. Sa mise à sac par les Birmans ne lui a laissé que des pierres blessées. Apres avoir vu régner trente-trois rois, la belle endormie, isolée par de trop timides douves, n’en impose plus beaucoup à personne. Dans ses vieilles pierres, seule la memoire a résisté. Elle se tait, attendant peut-être une renaissance sous les ors de plus grands palais, ainsi que le bouddhisme commande à ceux qui n’ont pas encore atteint le nirvana.

Le coeur thailandais bat plus fort au nord, à Chiang Mai, la perle du royaume Lanna des XIVe et XVe siècles. Aujourd’hui, la “rose du nord” se veut la capitale culturelle et artistique du pays, comme en attestent ses universités et son artisanat. A la croisée des grandes routes d’Asie, Chiang Mai arbore avec une fierte non feinte les stigmates de ses multiples influences chinoise, laotienne et birmane. Elle aussi protégée par une suite de douves marquant les limites de l’ancienne cité, Chiang Mai préserve ses trésors avec orgueil. Mais le troisieme millénaire est passé par là. Un trafic incessant fait bourdonner la ceinture aquatique de la ville presque au point de faire frémir l’onde de ses canaux. Pas un mètre carré de façade qui ne soit exploité par des panneaux publicitaires géants, à tel point que les anciennes maisons traditionnelles en bois de teck ayant résisté au béton des bureaux et des hôtels échappent aux regards gourmands d’authenticité. L’heure est à l’ouverture. L’Occident s’est installé confortablement parmi les étals de nourriture, dans les ruelles aux jardins luxuriants. Les visages aux longs nez, aux yeux et à la peau clairs sont légions dans cet oasis moderne, chéri par la Thailande tout entière, ou toutes les langues du monde se retrouvent dans un concert d’ouverture tant commerciale que culturelle. En quelques années, Chiang Mai est devenue la résidence secondaire, voire principale, des Occidentaux fatigués de la complexité écrasante de l’Ouest… de son inertie aussi. Par un sourire, on règle un léger différend, par un clin d’oeil, un contrat de bail. Etrange sentiment de simplicité… comme partout dans ce royaume qui ne dort jamais, mais où la vie a conservé un rythme humain, une respiration en phase avec la physiologie cardiaque des hommes, même à Bangkok ou le fourmillement n’est qu’une illusion. Toujours occupée mais jamais pressée, affairée sans être stressée, active et non productiviste, la Thailande cultive les préceptes bouddhiques avec rigueur, paisiblement, jusqu’à l’indolence. Demain est sans doute un autre jour, rien ne compte plus qu’aujourd’hui. Et l’on n’oublie jamais qu’une pièce de monnaie possède deux faces, que lorsqu’un commerce tire son rideau de fer le soir venu, on peut installer sur son trottoir quelques tables qui feront office de restaurant de plein air grâce à une cambuse motorisée d’où sortiront des soupes de nouilles de riz aux saveurs hétéroclites. L’espace n’est pas envahi. Il est utilisé, optimisé au nom d’un art de vivre commandé par la proximité. Quand l’Occidental se demande “pouquoi ?”, le Thai lui rétorque “pourquoi pas ?”. Parce qu’il a trouvé la solution avant d’avoir songé à la possibilite du problème.

C’est que le royaume ne lui laisse pas vraiment le choix. Vénéré comme un dieu, le roi semble peu au fait de la condition moyenne de ses sujets. Pour vivre, le Thai se debrouille. Pour survivre, il déploie des trésors d’ingéniosité et tout est prétexte à commerce. D’une branche d’arbre marginale au-dessus d’un filet de rivière, il réalise la structure d’une balancoire. Un pneu usagé lui servira de siège. Quelques jours de trek dans la jungle du nord-ouest permettent de mieux saisir le situation des réfugiés birmans, regroupés par familles dans des villages moyenâgeux qui ignorent l’eau courante et parfois l’électricité. Un peu d’artisanat et d’agriculture suffisent à la subsistance des plus modestes d’entre eux. Le pouvoir royal a consenti à procurer gracieusement l’électricité à ces populations d’un autre temps et leur permet de cultiver des fruits et des légumes dans des zones spécialement créées pour elles. Pour combien de temps encore ? L’indigence des villages les plus reculés confine au désespoir. Toutefois, rien ne semble emtamer la joie de vivre de ces laissés pour compte de la géopolitique. Au-delà du symbole, ces excroissances de la répression birmane, coincées entre deux regimes, forment un creuset ethnique d’une richesse étonnante ou communiquent et se répondent les langues birmane, hmong et thai. Cependant, l’identité nationale thailandaise, loin d’être une simple idée ici, se rappelle à chacun et chacune tous les jours à 8 heures et 18 heures : au son de l’hymne national, tous se figent. Plus rien ne bouge. Le piéton s’immobilise et s’imprègne rigoureusement des paroles chantées par un choeur d’enfants sur une marche militaire joyeuse. En l’espace d’une minute, deux fois par jour, la Thailande entre en communion avec son roi, son royaume et sa nation. La minute suivante, la lutte pour la vie reprend ses droits.

Matthieu Levy-Hardy


Les Lettres Francaises, Janvier 2011, N°78