Je viens de terminer la BD « Texas Evil », une lecture suscitée par ma rencontre avec ses auteurs, Didier Daeninckx et Mako que vient d’éditer « Emmanuel Proust Editions ».
C’est l’histoire d’un homme en fuite, Fulbert Jolras, pourchassé par la répression versaillaise du sinistre Adolphe Thiers - plus de 20 000 morts après l’épisode sanglant de la Commune.de Paris. On y rencontre Pierre Auguste Renoir, Gustave Courbet, et leur muse à tous deux, qui affirme avoir servi de modèle pour ce dernier dans la réalisation du célèbre tableau « l’Origine du Monde ». Elle est andalouse dans la BD alors que presque tout le monde s’accorde à dire que c’est l’irlandaise Joanna Hiffernan qui posa pour Courbet. On y rencontre également Mohamed Ben Ali, un des rares insurgés noirs qui y trouvera la mort. Mais là n’est pas le véritable sujet du livre. Le titre le montre clairement, il s’agit de l’histoire d’un exil, celui du héros, Jolras, qui doit fuir aux Etats-Unis. Arrivé à New-York, le thème majeur de la préoccupation de Daeninckx est clairement dévoilé par la mise en scène de la brutale répression policière du 17 décembre 1871 envers une manifestation de l’Association Internationale des travailleurs, où se fit remarquer une section française fouriériste particulièrement active qui s’était établie à Dallas 20 ans plus tôt.
Le sujet est bien l’évocation de cette présence peu connue en France, la colonie fouriériste de La Réunion, implantée près de Dallas. Daeninckx, comme à son habitude, s’appuie sur des faits historiques. Ainsi, on rencontre Ben Long qui exista réellement. De son vrai nom, Benjamin Lang, il était né le 7 mars 1838 à Zurich. Il a immigré au Texas comme quelques autres suisses pour s’installer avec les colons de Réunion. Au cœur de la colonie française il a préféré franciser son nom et s’est fait appeler « Longtemps ». Lorsque la Colonie s’est dissoute, il est resté à Dallas et là, de nouveau, il change son nom en « Long », à la connotation plus américaine. Pendant la Guerre civile, il a supporté l’Union et dû fuir quelques mois au Mexique. Revenu à Dallas à la fin des hostilités, il a été nommé maire de Dallas par le gouvernement militaire d’Austin entre 1868 et 1870. C’est à cette occasion qu’il a choisi la citoyenneté américaine. Il a démissionné de son poste en avril 1870 pour retourner en Suisse où il a encouragé l’immigration au Texas. De retour à Dallas, il a été réélu de 1872 à 1874, mais a été battu lors des élections de1874. Il fut tué bêtement à Dallas, le 23 Juin 1877, en s’interposant dans une rixe qui opposait le patron d’un saloon et deux hommes et une femme qui refusaient de payer leur bière.
Le plus étonnant est avant tout l’histoire de ce phalanstère, à peine évoqué par le livre. J’ai voulu en savoir plus, car qui se souvient que des émigrants français ont participé à la fondation de Dallas ? Des colons quelque peu atypiques toutefois. En ce printemps 1855, les quelques rares habitants qui s’étaient installés près de la rivière Trinity aperçoivent un nuage de poussière précédant un groupe de chariots tirés par des bœufs. Auprès d’eux, des hommes marchent, accoutrés de façon bizarre, vêtus de blouses unies, chaussés de sabots de bois. Lorsque le contact a lieu, la communication n’est guère aisée. Aucun de ces nouveaux arrivants ne parle anglais. Toutefois les mots qu’ils prononcent, leurs intonations, rappellent la langue qu’un des membres de la communauté, un français arrivé en 1848, emploie couramment. On dépêche donc un gamin pour aller chercher le dénommé Guillot, qui va enfin pouvoir accueillir avec courtoisie ses compatriotes. Lorsque l’homme arrive et commence à leur parler, ils apprennent qu’il s’agit là des premiers arrivants d’une communauté devant s’installer sur le plateau qui domine les lieux à trois miles de là. Ils arrivent d’Europe et ont abordé le nouveau Monde près de Houston. Ils viennent mettre en pratique sur ces lieux les théories de Charles Fourier. En somme un phalanstère où le travail et ses fruits étaient partagés équitablement entre tous. Autrement dit, avec un peu de provocation, un kolkhoze au pays de Bush ! Sauf que la propriété individuelle était autorisée dans le fouriérisme, tout comme d’ailleurs le vote des femmes alors que cette histoire date de la seconde moitié du XIXe siècle. De femmes, le groupe n’en comporte que quelques unes. Mais d’autres convois doivent suivre, avec une répartition sexuelle plus équitable, comprenant même des familles nombreuses. Ceux qui sont là, ne sont que les premiers arrivants chargés d’établir les fondations d’une colonie que bien d’autres doivent rejoindre.
Il y a visiblement de l’enthousiasme dans le groupe. De l’impatience aussi et leurs visages ne cachent pas le bonheur d’être enfin arrivés. Mais trêve de bavardage, il faut vite aller s’installer. Il n’y a pas de temps à perdre. Le convoi doit reprendre sa route et, impatient d’arriver, il est demandé l’autorisation d’emprunter le grossier pont de bois qu’un dénommé Cockrell avait construit quelques mois auparavant au dessus de la Trinity River. Quelques coups de fouets, quelques ordres gutturaux et les chariots s’ébranlent à nouveau. Les villageois quelque peu interloqués ne cessent de les observer s’éloigner dans la prairie en fleurs. Le lendemain, ils sont encore nombreux à regarder vers le plateau, le regard attiré par la vive activité qui semble y régner. Les chariots ont été vidés, les bêtes ont été parquées. Des arbres ont été abattus. Quelques-uns sont même débités. Des hommes s’échinent déjà sur des constructions de bois. Des feux de broussaille roulent sur des flancs de terre. Des silhouettes semblent déjà retourner la terre. Ils ont apporté des plants de vignes et d’arbres fruitiers qu’ils s’empressent de planter. Une prodigieuse frénésie semble avoir saisi ces français.
Ils ne sont pourtant ni fous, ni aliénés. Simplement enthousiastes à l’idée de mettre en œuvre le projet d’un dénommé Victor Prosper Considerant, qui, d’ailleurs, ne devait pas tarder à arriver à son tour. Cet homme est un polytechnicien, ami intime de Ledru-Rollin, et donc opposé à Louis-Napoléon.
Il est entré en politique sous les couleurs du mouvement fouriériste de Lyon. Elu d’ailleurs député, mais contraint à l’exil en juillet 1849 après sa vive opposition envers l’expédition romaine de Napoléon III contre la république italienne, il se réfugie en Belgique. C’est là qu’il se décide à créer de toute pièce une cité répondant aux principes politiques, économiques et sociologiques du fouriérisme. Les Etats-Unis qui réclament des colons européens semblent tout désignés pour y implanter cette nouvelle forme de cité. Considerant décide de s’y rendre. Il quitte Anvers le 28 novembre 1852 et le 14 décembre, débarque à New-York. Il écrit, enthousiaste : « …tous les phénomènes de la création spontanée la plus rapide et la plus énergique qui se soit produite dans l’histoire de l’humanité, vous apparaissent, vous enveloppent en un instant, vous crèvent les yeux, vous crient dans les oreilles, vous tiraillent, vous bousculent, bref, se font comprendre vivement et de toutes les manières ».
Il est hébergé aussitôt au sein de la « North American Phalanx », la communauté fouriériste américaine de New-York. Puis, il y rencontre un célèbre journaliste, Albert Brisbane, très impliqué et influent dans les milieux du socialisme fouriériste. Il en fait un portrait flatteur ; « Brisbane aura la gloire d’avoir importé le Verbe libérateur en Amérique et de n’avoir jamais cessé d’y tenir en vue la grande affaire de la Réforme sociale ».
Brisbane participera 10 ans plus tard à une autre implantation française, celle d’Ernest Valeton de Boissière, un autre polytechnicien, qui avait acquis plus de 3.500 acres de prairies au sud-ouest du Comté de Franklin à Williamsburg pour y fonder « The Association of the Kansas Cooperative Farm », plus connue sous le nom de phalanstère de Silkville. Pour plus d’information sur de Boissière dont nous fêtons cette année le bicentenaire, voir le site de l’association qui perpétue la mémoire de De Boissière.
Quoi qu’il en soit, Considerant réussit à rallier Brisbane à son projet, qui aussitôt pense que le Texas est l’état rêvé pour y tenter une implantation. Aussi le recommande-t-il au Major Lexis Merrill qui était alors stationné au Texas au Fort Worth. Considerant prend la route. Brisbane décide de l’accompagner. Ils se dirigent dans un premier temps vers Cincinnati, puis à Patriot, où ils rencontrent d’autres membres acquis à la cause. Ils descendent l’Ohio, puis le Mississipi. Considerant écrit « Nous étions enfermés entre le ciel bleu, les eaux gris de cendre du fleuve qui charrie sans cesse à la mer des flottes de grands arbres arrachés des berges de ses tributaires, et les deux remparts de verdure serrée, régulièrement étagée et massive, qui en flanque à perte de vue, sans interruption, les rives ». Atteignant l’embouchure de l’Arkansas, ils le remontent pour partie jusqu’à Fort-Smith. Là, ils achètent des chevaux, et s’enfoncent dans le territoire des Chactaws, ne se dégageant « qu’avec de grandes difficultés des fanges, des branches mortes, des troncs d’arbres à demi pourris dans la forêt primitive dont les voûtes épaisses nous faisaient une nuit anticipée sur le fond marécageux de la rivière Poteau. C’était la nature sauvage dans sa pureté ; la solitude sombre, silencieuse, vierge, et ses âpres parfums ; la végétation luxuriante et compacte des masses arborescentes et des lianes gigantesques qui étreignent les grands arbres et les entrelacent en réseaux inextricables ; des générations végétales s’élevant, sans interruption de temps ni d’espace, sur les débris séculaires des générations mourantes, mortes, entassées. Nous étions seuls, et pour la premiere fois au sein de ces énergies indomptées de la nature naturante. C’était superbe : ».
Voyage épuisant. Considerant tombe malade. Qu’à cela ne tienne, il remonte à cheval. Ils s’arrêtent le soir dans des campements indiens, s’y nourrissant de poissons, de dindes sauvages, que les autochtones leur préparent. Au bout de 4 jours, dans le milieu de l’après-midi, ils atteignent enfin la grande prairie. C’est une révélation. A tel point, que Considerant compare le paysage qui s’offre à lui comme un de ses « plus beaux parc créés et entretenus à si grands frais par la haute aristocratie de l’Angleterre ».
Huit jours après avoir quitté Fort-Smith, ils atteignent Preston. De l’autre côté de la Red River, le Texas, enfin. Pendant plusieurs semaines, ils vont sillonner l’état en tous sens. Il reconnaît le futur site de sa colonie au confluent des bras de la rivière Trinity. Et s’en retourne en regagnant la Nouvelle Orléans où il embarque pour La havane, puis New-York et enfin Ostende. Il lui faut maintenant créer une société « La Société de Colonisation européo-américaine du Texas » avec son célèbre ami Jean-Baptiste-André Godin avec qui il partage les convictions fouriéristes et dont l’entreprise florissante vient de lui permettre de créer le familistère de Guise.
Il publie un livre « Au Texas » en mai 1854 dans lequel il relate son périple et expose son projet. Le succès est immédiat. Quelques polémiques aussi qui n’empêchent nullement les nombreuses demandes enthousiastes de participation. De Boissière lui-même se dit prêt à vendre son domaine et son château pour tenter l’expérience. François Cantagrel, est embauché avec la charge d’aller acquérir en octobre 1854 les terres du petit plateau qui domine le fleuve au meilleur prix. Terres qui s’avèreront malheureusement incultes malgré leur prix, 14000 dollars pour 2000 acres. Les points de ralliement sont fixés à Anvers pour les colons français et belges et à Zurich pour ceux de l’Allemagne et de la Suisse. De là, les colons rallient La Nouvelle-Orléans, puis Galveston, qui contrôle l’entrée de la Trinity Bay de Houston. Après des semaines de mer, ils ont aussitôt entrepris le périple d’un demi-millier de kilomètres aux travers des contrées du Texas. En ces jours de renaissance de la nature, la prairie avait dévoilé ses plus belles parures. L’anxiété d’un avenir incertain avait quitté petit à petit l’esprit des voyageurs, plus enclins au fil des jours ensoleillés à de bucoliques pensées. Six semaines de marche les attendaient. De petits groupes se formaient allant à leur rythme, suivant la voie tracée par leurs prédécesseurs. La majeure partie d’entre eux étaient des intellectuels, scientifiques ou professeurs, sinon des commerçants ou artisans. Rares sont ceux qui connaissaient les travaux de la terre.
Le 22 avril 1855, le premier convoi de chariots arrivant sur les lieux comprennent 200 personnes environ. Ils n’ont pour biens que les animaux qui les accompagnent, ce que transportent ces chariots, leur capacité à entreprendre et leur enthousiasme. Y figurait une femme, Madame Despard. Elle se mit à la tâche de subvenir aux besoins en nourriture de la colonie. Les dénommés Michel et Barbier, maçons de leur état, entreprennent de construire la coopérative, puis la maison du directeur, les premières constructions en dur de la région. De nombreux colons étaient musiciens. Une école de musique fut tout naturellement construite que M. Capy dirigea. Une salle de bal fut également inaugurée.
Même si le premier mariage à être célébré unissait une jeune fille de la colonie et un jeune texan, leur arrivée n’est pas très bien acceptée par les résidents installés en ces lieux depuis plusieurs années. Ils n’ont pas la même éducation ni des préoccupations communes. Ils ne parlent pas la même langue et ne possèdent surtout pas le même idéal. Et pour bien marquer leur différence sur ce point, ils baptisent les terres du plateau, la Réunion. La communauté de Dallas s’aperçoit alors que les nouveaux arrivants sont également une menace mettant en péril leur propre mode de vie et leur identité, basé essentiellement sur un mot qui résume tout, l’individualisme.
Victor Considerant est arrivé avec sa famille le 30 mai. Son épouse accouche bientôt d’un enfant. Il s’agit de la première naissance dans la petite cité, une officialisation en quelque sorte de la paternité de la colonie pour le père et que La Réunion va fêter pleinement. La société mère à Lyon envoie même un drapeau de soie bleu qui deviendra l’étendard de la communauté. Clarisse Vigoureux, belle mère de Victor, a accompagné sa fille et son gendre. Fervente admiratrice de Fourier avec qui elle entretenait une étroite correspondance, elle écrivit en 1834, « Paroles de Providence[1] ».
Les débuts vont être très difficiles. Que peuvent faire ces petits boutiquiers, ces médecins, ces charpentiers sur ces terres arides ? L’arrivée des premiers colons a d’ailleurs provoqué une inflation du prix des terres et des denrées de première nécessité. Sur les 500 personnes que compte maintenant la colonie, il n’y a qu’une douzaine d’agriculteurs. Madame Raymond, la fille ainée de M. Sontaire, est, avec sa mère et madame Gouffre, la seule à savoir faire du lait. François Cantagrel, nommé directeur, commence à douter de la pérennité d’une entreprise agricole sans agriculteur. Considerant, comme à Paris quelques années auparavant, ne s’en préoccupe pas et le laisse se débrouiller seul. Il a, semble-t-il déjà, un autre projet en tête ; liquider la Réunion pour tenter l’expérience sur un autre territoire. D’ailleurs, dès octobre 1855, il quitte la Réunion pour San Antonio. Furieux, Cantagrel démissionne. Un gérant de Paris est appelé à l’aide, c’est Allyre Bureau, anglophone et enthousiaste qui les rejoint avec toute sa famille, le 17 janvier 1857. Allyre Bureau, l’ami de toujours de Considerant, le féru de musique, a apporté son piano, le premier à arriver au Texas. Il est d’ailleurs probablement l’auteur d’une chanson qui, à l’occasion, sera chantée tel un hymne à la gloire de la communauté. A moins que l’auteur en fût Capy ?
Entre temps, la situation s’est fortement dégradée. Les métiers d’horlogers, de couturiers, de brasseurs avaient bien mal préparé les nouveaux venus à subvenir aux besoins vitaux de la colonie. Quand ils réussirent tant bien que mal à faire pousser du blé et des légumes, la production alimentaire se révéla insuffisante, ou non disponible aux moments opportuns. Mais leur adversaire le plus sérieux fut le climat du Texas. L’année 1856 fut fatale aux tentatives agricoles de la colonie car elle vit se succéder des gelées tardives en mai qui grillèrent toutes les plantations qui s’étaient pourtant révélées prometteuses. Un été torride succéda, avec une sécheresse terrible, suivie d’une invasion de sauterelles qui détruisit ce qui restait des récoltes. Les orages étaient particulièrement violents. La foudre frappe les bâtiments plusieurs fois. Et, après un été brûlant, va sévir un hiver rigoureux. Les cabanes de bois, perchées sur le plateau, sont des boucliers désuets face au blizzard glacial qui s’infiltre entre les bardeaux disjoints. Face à ces conditions défavorables, et en dépit des efforts de son nouveau directeur, Allyre Bureau, des dissensions entre français, suisses, russes, vont surgir. Des habitants commencèrent à quitter la colonie. Les Suisses décidèrent notamment de s’installer près du lac Tawakoni à l’est de Dallas. Allyre Bureau est totalement dépassé, d’autant qu’il est menacé de toute part ; les colons veulent sauver les quelques biens qui leur restent alors que Considerant le pousse à liquider l’affaire. Il sombre alors dans la dépression. Considerant s’en émeut moins que de l’avenir de la société. Il envoie donc Vincent Cousin pour finaliser la liquidation et rembourser autant qu’il le peut les colons. L’expérience est terminée. Considerant écrira son point de vue sur cet échec dans « Au Texas. Rapport à mes amis» oubliant d’analyser ses propres responsabilités.
Trois ans plus tard, des français décidèrent de retourner à la Nouvelle Orléans. Certains regagnèrent l’Europe comme Cantagrel qui retourne en France. D’autres choisirent de s’installer dans d’autres régions des États-Unis. En 1860 la ville voisine de Dallas en pleine expansion absorba les terres de la Réunion dans son propre territoire et les derniers colons se fondirent dans la population générale à laquelle ils apportèrent leurs compétences. Ils avaient pour nom, Vigoureaux, Cantagrel, Bureau, Bessard, Thevenet, Faine, Delord, Barbier, Henri, Girard, Raizan, Barnot, Boulet, Pinparet, Bernard, Gordia, Dailly, Nicolas, Boulay, Capy, Rémond, Wilmet, Delasseux, Petit, Chambord, Bouge, Billard, Derigny, Pierque, Pierson, Doderet, Loupot, Corne, Louis, Peloux, Candie, Godelle, Vilmain, Lasagne, Valentin, Louckx, Michel, Guillot, Guillement, Brochier, Haize, Protat, Monduel, Aymard, Besserou, Tourneville, Régnier, Duterral, Marins, Sellier, Natton, Drevot, Lescrenier, Blot, Cretien, Santere, Frishot, Priot, Cousin, Ré, Dutaya, Bourgois, Lanotte, Collin, Bellanger, Savardant, Gouffé, Moulard, Guérin, Reverchon, Christopher, Dusseau, Poidevin, Coiret, Guillier, Achard, Royer, Despart, Forette, Brunet, Monpate. Ils étaient venus avec leur famille. Ils savaient mieux philosopher que labourer… Le dernier survivant de la colonie est mort à Dallas en 1923. C’était une femme, elle s’appelait Césarine Santerre et était venue à La Réunion avec ses parents. Elle avait alors 16 ans. Plus tard, elle a épousé un autre membre de la colonie, Emile Rémond, qui fut un éminent industriel de Dallas.
L’échec de la colonie plongea Considerant dans une profonde déprime. Raillé de toute part, il se cache à San-Antonio en pleine guerre de Sécession, subsistant de quelques plantations agricoles. En 1868. Il quitte définitivement les Etats-Unis. Bien que l’année 2008 ait été choisie comme « année Considerant » par le Ministère Français de la Culture à l’occasion du bicentenaire de sa naissance, l’homme est quelque peu oublié aujourd’hui.
Si son projet fut un fiasco total, nul doute qu’il changea toutefois le destin de Dallas. Car il est peu vraisemblable de croire qu’autant d’hommes de grande valeur n’apportèrent pas une contribution immense au dynamisme de cette ville en devenir. En outre, les colons étaient des techniciens, des scientifiques et des intellectuels formés en Europe et passés maitre dans leur art. Dans ce pays d’agriculteurs et d’éleveurs quelque peu ignares (pour ne pas dire autre chose) ils surent naturellement être appréciés à leur juste valeur.
Le docteur Auguste Savardan, fut le médecin de la communauté. Il fut membre de la Société d’agriculture, Sciences et Arts de la Sarthe où il vivait dans une petite commune rurale. Il y exerçait et en était le maire. Fouriériste, il eut le projet d’y créer un phalanstère en 1842, auquel il consacra beaucoup de temps et d’efforts. Mais il ne put lutter contre les nombreux et impitoyables détracteurs qui apparurent, notamment l’évêque du Mans avec lequel s’établit une violente controverse. Quelques années plus tard, voulant venir en aide aux enfants abandonnés, il publia « Défense des enfants trouvés et de leur asile rural » où bien entendu il proposait des solutions issues de la pensée de Fourier. Avec l’appui de Victor Considerant, ce projet fut présenté en 1847 au conseil général de la Seine avec quelques succès. Mais la révolution de 1848 l’enterra définitivement. Il s’embarqua alors pour les Etats-Unis afin de participer au projet de Considérant. Il débarque avec le groupe des « Nuremberg » du nom du navire qui les avait conduits à la Nouvelle-Orléans, le 20 avril 1855. Un steamer les mène à Galveston. Dès le voyage entre Houston et Dallas, Savardan se rend compte de l’égoïsme de Considérant qui était pourtant venu l’accueillir. Pendant son séjour à La Réunion, s’il apporta une aide précieuse à la communauté, il se rendit rapidement compte de l‘impasse où les menait Considerant. Il n’abandonna toutefois pas les pionniers, les soulageant par son dévouement. Il fit, dit-on, des miracles dans ses traitements sur les patients atteints de malaria. Finaud, il prescrivait de prendre de la quinine dans … du whisky ! Après la chute de la colonie, il publia un ouvrage très critique sur La Réunion comme l’indique le titre « Un Naufrage au Texas, Observations et impressions recueillies pendant deux ans et demi au Texas et à travers les États-Unis d’Amérique », Paris, Garnier, 1858.
Julien Reverchon était un des fils de Jacques Reverchon, qui arriva tardivement à La Réunion alors qu’elle était déjà en plein déclin. Il s’établit néanmoins dans les environs. Julien, passionné de botanique, approfondit ses connaissances auprès de Jacob Boll, un pharmacien suisse qui demeura quelques temps à La Réunion. Il participa à quelques expéditions avec des botanistes américains. Il se rendit ensuite célèbre comme professeur de botanique au Baylor College of Medicine de Dallas ou il enseigna longtemps. Sa collection botanique était particulièrement riche et lui survécut.
Certains devinrent d’ingénieux chefs d’entreprises. Ainsi Van Grinderbeck, un belge, qui ouvrit la première brasserie, au sein même de la communauté. Ainsi Maxime Guillot qui assura le rôle d’intermédiaire et d’interprète entre les colons français et les citoyens de Dallas. En fait, bien qu’il passait les majeures parties de ses journées à La Réunion, il n’en a jamais été un résident officiel. Lorsque la colonie s’est effondrée en 1858, il a été l’artisan majeur de l’implantation à Dallas de nombreux anciens colons en leur trouvant un emploi. Guillot fut le premier français à s’être installé bien avant l’arrivée des colons. Son histoire est d’ailleurs tout aussi palpitante. Une décennie auparavant, il avait quitté la France en 1847 avec un groupe de proscrits que guidait un certain Gounant. Cet homme était en fait un agent du gouvernement chargé de diriger le groupe vers un destin sans lendemain dans la nature sauvage de l’Ouest américain. Il a peut-être inspiré Daeninckx dans son personnage Brière Saint-Léger ? Lorsque les exilés arrivèrent à Denton, le groupe était déjà fortement diminué, comptant de nombreux morts, par maladie ou accidents. La défiance envers Gounant était acquise et l’homme fut banni. Gounant se réfugia dans les bois où il subsista pendant quelques mois. Un jour, un officier de cavalerie qui cherchait son chemin le rencontra. Gounant ne parlait pas l’anglais mais comprit le problème de l’officier. Il lui fit alors un plan si détaillé et explicite que l’officier le convainc de l’accompagner afin que ses talents puissent être exploités par l’armée. Gounant accepta et suivit l’officier à Fort Worth où il servit. Plus tard, il quitta l’armée et vint s’établir comme comptable à Dallas, où certains anciens proscrits le reconnurent… Guillot, quant à lui devint un fabriquant de wagons dans l’industrie naissante des chemins de fer, une profession qu’il avait apprise et exercée en France.
Allyre Bureau, l’homme au piano, est également un polytechnicien associé à l’affaire. Il est né le 16 avril 1810 à Cherbourg. Après Polytechnique, il devient membre du Comité de la presse démocratique, il a été arrêté et emprisonné pendant cinq mois dans trois prisons parisiennes, la Conciergerie, La Force et Sainte Pélagie. Il y a passé son temps en écrivant plusieurs romances musicales.
Quand Considérant revient des Etats-Unis, il charge Allyre Bureau de monter son projet et notamment la création de la « société européenne de colonisation du Texas ». D’ailleurs, Allyre Bureau, en est le co-gérant avec Ferdinand Guillon et Jean-Baptiste Godin. Considerant n’exerce aucune responsabilité, considérant sans doute que son voyage et les grandes orientations de son projet suffisent…
Bureau procède à la liquidation du journal La Démocratie Pacifique lorsqu’il est appelé à l’aide à la Réunion, Il ne sait pas qu’il va y vivre une pénible épreuve. Sa dépression le plonge dans un désespoir dont il ne peut s’extraire. Le docteur Savardan fait alors prévenir son épouse qui vient aussitôt le chercher pour le ramener à Austin. Là, en famille, petit à petit, Bureau se remet. Il reste toutefois fidèle à Considerant avec qui il évoque d’autres solutions d’implantation. Au mois de mai 1857, Bureau accompagne Considerant dans une expédition de trois semaines dans la région d’Uvalde à l’ouest de San-Antonio dont il a laissé la relation. Dix mois plus tard, au printemps 1858, il retourne donc avec sa famille à la Réunion. En novembre, il parcourt la Prairie en direction de Houston à travers la Prairie, suivant son humeur, guidé par les étoiles. A la Réunion, il achète trois terrains et les cultive en famille, tout en continuant de gérer la coopérative qu’il achalande par des déplacements réguliers à Houston. Ses seuls plaisirs, il les trouve dans la composition musicale et la direction de la chorale. Quelques unes de ses chansons, traduites en anglais, furent longtemps apprises dans les écoles texanes. Ainsi, Clang, Clang, Clang”, “Choose a Flower”. Mais, toujours quelque peu affaibli, il tombe malade lors d’un de ses chevauchées et meurt au sanatorium de Kellum Springs, à quelques miles de Houston, le 30 octobre 1859. Sa famille, désespérée, abattue et misérable, se sépare de tous les biens et rentre en France.
Allyre Bureau reste sans conteste le personnage le plus admirable de toute cette communauté. Par son engagement, sa fidélité dans l’amitié, son dévouement dans la détresse collective, l’enthousiasme et la joie de vivre communicative que lui insufflait la passion de la musique, il est un personnage qui mériterait plus que tout autre d’être glorifié.
Il ne reste rien de la colonie à Dallas. La petite butte ou elle s’était implantée était constituée de calcaire. Petit à petit sa hauteur décrut sous les prélèvements des pierres de construction nécessitées par les bâtiments que la vitalité de Dallas réclama. Certains colons sont enterrés dans un petit cimetière maintenant désaffecté avec un petit monument commémoratif à proximité d’un terrain de golf. Un célèbre bâtiment rappelle la colonie et porte d’ailleurs son nom. Elle n’a, par contre, pas été érigée sur le site même d’origine mais 3 miles plus à l’est
La Réunion ne fut pas la seule communauté inspirée par les théories de Fourier. Près d’une trentaine de colonies semblables ont été tentées aux travers des États-Unis pendant le 19ème siècle ; autant d’autres histoires.
[1] Que les Editions Champ Vallon ont réédité en 1993.