Les sans-papiers sont bien plus nombreux qu’on ne le croit dans la société d’aujourd’hui. Il y a bien sûr et avant tout ceux qui vivent matériellement dans ces conditions et/ou ceux qui ont le sentiment ne pas posséder les bons codes pour s’accorder à l’époque du capital, de la consommation, de la superficialité, de la grande vitesse, du jetable. A l’injonction – Poète, tes papiers !, Emmanuel Flory répond : – Je les ai brûlés / dans les derniers feux du printemps / dans l’ombre de mes mains // Seules quelques feuilles / d’érable de peuplier / se sont glissées / dans la doublure de mon manteau // Nul besoin de passeport pour / traverser la porte / des saisons / des orages.
Les frontières sont-elles si ouvertes ? Les postes de douane ne sont pas toujours démontés. Il refuse de décliner son identité / prétend qu’elle fluctue avec / la force des vents / la courbe de la lune. Le poète est sans âge, il fait corps avec les éléments naturels qui l’entourent. Rien ne sert d’interroger / les lignes de ses mains / les plis au coin des yeux // Il prétend que son âge est égal / à la somme des lunaisons et / des précipitations de l’an // Son sang n’en dira pas davantage / il n’obéit qu’au rythme des rivières / et n’irrigue son cœur / qu’aux jours de grandes crues. Alors le poète tente de réécrire sa carte d’identité en suivant sa géographie intérieure qui déstabilise les rubriques figées. Lieu de naissance au cœur du monde / dans les plis du papier // Date de naissance premier feu / dernière pluie //Etat civil racines errantes / famille éparpillée // Enfants à charge livres à nourrir / pages à faire germer //Profession magicien / jardinier // Activités passages de frontières / reprisage des jours effilochés // Moyens d’existence élagage de dictionnaires / débroussaillages de romans //Domicile confins / lisières // Résidences secondaires lits des eaux dormantes / frondaisons désaffectées // Sports pratiqués rêveries sans filet / écriture au couteau. La disposition de ce poème en morceaux de puzzle pas bien assemblés traduit une identité qui se disperse à vouloir entrer dans des cases préétablies. L’unité se constitue ailleurs, dans ce qui échappe toujours au temps et à l’espace, dans l’évanescent, dans une sorte de non-appartenance à soi-même en raison de la perméabilité au monde. Le corps est façonné dans le paysage. « La peau de mon visage / c’est l’écorce des volcans // Ma colonne vertébrale / un if dans le vent // Mes doigts sur le papier / les nervures d’une feuille / de peuplier ». Le corps va jusqu’à contenir les pointillés des lieux et du temps. Dans son rire / il y a // l’écume des forêts / la danse quand l’aube /tarde à venir / l’oubli des saisons ce monde / au cœur du monde / qui se refuse / à mourir. La poésie, résistance à la mort intérieure, tisse la vie vive.
Le poète est un passager clandestin au pays de sa propre langue. Il ne possède pas de permis de séjour. Son langage n’est pas toujours compris. Etranger en situation / irrégulière / dit-on / toujours entre deux eaux / deux pluies / il dissimule dans sa poitrine / à fond de cale / des rêves clandestins. Ne l’appelez pas / il n’est pas d’ici / sa langue n’est pas la nôtre // Les mots que sa mémoire / charrie / viennent d’un autre pôle / d’une autre nuit. Pour s’exprimer au plus juste, il invente alors une langue neuve en réorganisant les mots connus. Pour emprunter la corde / raide suspendue entre les / jours il se défait des mots / trop dits. Pour écrire il sait lire des lignes qu’il est seul à pouvoir déchiffrer. « Je sais lire / au dos des cailloux / dans les stries creusées / par le courant des ruisseaux ». Son corps s’inscrit aussi dans le corps des livres qui savent en dessiner les contours, intérieurs et extérieurs. « J’ai laissé dans les livres / des empreintes de mon / visage // peut-être vous trouverez / entre les pages / la marque de mes paupières // la rumeur /de mes lèvres qui / murmurent tout bas ».
Non seulement les poèmes jouent de décalages au sein des vers qui font respirer le poète tentant de se définir, mais usent habilement de guillemets et d’italiques traduisant « l’intermittence des voix » (titre d’un recueil d’Emmanuel Flory publié chez Rougerie en 2002) qui habitent l’intériorité pour la rassembler en une seule voix/e à tracer sur le papier. Il dit : / « Ma mère c’est la pluie de mai / mon père la force des grands bois // je suis né entre chien et loup / un jour de sel et de givre // dès les premiers instants / j’ai eu sur la langue / le goût des choses sans nom / depuis je dors / entre deux lits de rivières / deux pages tournées par le vent ». Le poète est le dépositaire des voix présentes et passées qui bourdonnent autour de lui et en lui, insaisissables autrement qu’avec la poésie. Il est dans les mots qui / vous tiennent compagnie / comme les chiens à la tombée / du jour / dans ces pans de la / mémoire qui se tendent comme / on tire un rideau sur le soir.
Alors qu’y a-t-il dans les valises des poètes regroupés dans les sangattes de la communication, dans les charters de la langue française ? L’envie d’écrire quand le cœur bat au rythme des saules balancés dans le soir, la volonté d’aimer encore « sur le ton exact du désir » (titre d’un second recueil du même poète aux éditions Rougerie en 2008). On dit qu’il a / dans ses bagages / des lettres / portées sur le cœur des femmes // des enveloppes / affranchies par le vent. Ses malles ne contiennent / aucun meuble aucun vêtement / nul miroir ni souvenir // juste quelques / fragments d’été / quelques soupçons / de la chaleur des nuits. Peu importe, au fond, le voyage proposé, puisque le seul qui compte est celui effectué à bord de l’imagination, dans les airs des songes, dans la salle d’enregistrement de la mémoire, dans l’aéroport des carnets d’écriture et des livres. Il dit : / « J’ai traversé des pays / moins fertiles que mes rêves // des nuits moins sombres / que l’encre de mes souvenirs // en vain je cherche / une ville / qui ait plus de saveur / qu’une page / griffonnée d’écritures ».
Et s’il s’agissait de l’ultime voyage ? – Une dernière cigarette ? // Peut-être s’il voulait / s’il acceptait / dans les volutes on verrait / des continents des matins / juste comme si / la fumée émanait / des tréfonds de son cœur. Le poète, même mort, reste vivant, sait faire écouter sa voix, construire la voix des autres, laisser une identité qui s’inscrit en creux, dans les nervures des feuilles, dans l’ourlet des nuages, au revers des jours. Peut-être il / partira s’envolera / demain dans la neige il / n’y aura plus que des / fantômes de pas // Peut-être il / ne restera qu’un filet de / voix suspendu dans les / branches du chêne le / grincement de la porte qui / bâille tout bas.
Jean Le Boël, secrétaire du Prix des Trouvères, écrit dans sa préface : « Les lycéens voient en Emmanuel Flory un compagnon en poésie pour les années futures. Nous en enregistrons l’augure ». Gardons espoir.
[Amandine Marembert.]
Emmanuel Flory
Poète, tes papiers
Editions Henry/Les Ecrits du Nord
Prix Trouvères des lycéens
8 €