Jadis vivait, dans un pays lointain (la légende assure que c'était au fond de la Perse), un pauvre casseur de pierres qui travaillait tout le jour au pied de la rude montagne ombragée, sur ses flancs, de lentisques, de pins et de lauriers.
Dès l'aurore, l'homme prenait sa pioche, et il allait frapper le roc le long de la blanche route de Suze à Bagdad.
Un soir que la peine avait courbé son échine et qu'il sentait peser la vie sur ses épaules, le pauvre casseur de pierres vit passer sur le chemin, regagnant son lois, le maître d'une vigne voisine, monté sur une mule, et suivi d'un esclave portant son bâton et sa ceinture.
Déposant sa pioche, le carrier fatigué réfléchit :
"Cet homme est plus puissant que moi !"
Et puis, avec un soupir las, il ajouta :
"Je voudrais bien être cet homme !"
Sans doute, un esprit enchanteur entendit ces mots, car le pauvre casseur de pierres soudain se trouva, cheminant sur la route de Suze à Bagdad, monté sur une mule et suivi d'un esclave portant son bâton et sa ceinture. D'abord, une grande joie emplit son coeur et, se laissant aller au balancement de la bête, il pensa qu'il était heureux maintenant et que la vie était bonne ainsi.
A quelques temps de là, comme il se promenait à travers la ville, vint à passer la litière de l'Emir ; devant ce grand prince, comme le reste du peuple, l'homme dut s'arrêter et se courber en hommage de respect.
Alors, il se dit, avec déplaisir :
"Cet homme est plus puissant que moi !"
Et vite il continua :
"Je voudrais être l'Émir !"
Aussitôt il se trouva couché sur le palanquin d'or et entouré d'une foule de serviteurs et de femmes qui l'éventaient avec des plumes de paon.
Sur son passage, les hommes se prosternaient.
Le nouvel Émir fut assuré que personne ne le surpassait, et son esprit en conçut une violente joie. Cependant, malgré les draperies et les éventails, l'ardeur de midi brûlait la terre, et le prince fut couvert de sueur. Écartant son rideau d'une main nonchalante, il fut ébloui par la gloire du jour lumineux, et ses yeux se fermèrent.
L'Émir dit alors avec colère et désir :
"Ce soleil est plus puissant que moi ! Je voudrais être le soleil !"
Lorsqu'il fut transporté sur la voûte du firmament, lorsqu'il fut splendide et flamboyant au-dessus du monde, il s'écria, plein d'orgeuil :
"Enfin je suis donc au-dessus de chacune et de tous !"
La vaste mer miroitait, loin sous ses pieds de feu, semblable à un miroir azuré. Tout de suite, pour user de sa force immense, le soleil dit :
"Je m'en vais dessécher la vaste mer !"
Or, ses rayons brûlants dardèrent sur les flots calmes et bleus. Mais voilà qu'une nuée s'éleva, voilant à l'astre la terre, et tous les efforts du soleil ne purent percer ce rideau qui alla s'épaississant.
Alors, il rugit, plein de fureur :
"Un nuage serait-il plus puissant que moi ?"
Et comme la foudre des nues tonnait jusqu'au ciel, il ajouta dans son courroux :
"Je veux être nuage."
Quand il se sentit léger, flottant, soulevé par les zéphyrs, et portant en soi l'éclair et le tonnerre, il gronda :
"Je suis l'orage et la tempête ! Je fais l'ombre sur mon passage et je sème l'épouvante. De mon sein jaillit la foudre, et tout se courbe sous le vent de ma course farouche !"
Comme le nuage clamait ainsi, l'ouragan éclata. Il se précipita en trombe de pluie sur les campagnes balayées ; les forêts se couchaient comme font les épis devant la faux ; les eaux fouettaient le sol tremblant ; les créatures se terraient.
Mais le nuage vit soudain les rochers de la montagne impassibles et immobiles, et toute la violence de la tempête ne put les amollir, car ils restaient semblables sous la fuite de l'ouragan ; furieux, il siffla aux échos :
"Ce roc est plus puissant que moi !"
Puis, dans un tonnerre, il lança ce souhait :
"Serais-je ce roc ?"
Il fut le roc ; dans sa lourdeur immuable, inerte et solide, le rocher pensa qu'il était plus dur que le plus dur, et qu'il pouvait, sur sa masse, supporter l'univers.
Cette idée le gonflait d'orgueil, lorsqu'un homme s'approcha, et à grands coups de pioche, fendit le roc même qui grinça :
"Cet homme est plus puissant que moi."
Enfin, comme les coups redoublaient, il gémit :
"Je voudrais bien être cet homme !"
Alors, il se retrouva casseur de pierres, travaillant, l'échine courbée, le long de la blanche route de Suze à Bagdad, au pied de la montagne rude, qu'ombragent, sur ses flancs, les lentisques, les pins et les lauriers.
La légende ne nous a point conservé le nom de cet homme, mais elle assure, et il faut la croire, que, par la suite, il devint un grand sage.
G. DE M.