Juan Villoro donc. Bien sûr, Daniel Sada a écrit, lui aussi, au moins un, si ce n'est pas deux, grands romans mexicains. Mais arrêtons-nous si vous le voulez bien sur ce prodigieux El testigo, formidable livre-poupée russe et probable opus magnum à ce jour de son auteur. Avant tout, lâchons la formule toute faite : El testigo est un roman ambitieux, un livre-somme. Pour tout lecteur pour qui littérature latino veut forcément dire gros pavé surchargé de personnages, d'événements improbables, de magie, de moiteur, de soleil, de violence délirante et sanguinaire, de délires mystiques, de symbolisme chrétien aussi exacerbé que les églises sont baroques, pour ce lecteur donc – pour qui finalement la littérature en provenance de l'Amérique hispanophone se définit encore à l'aune d'un machin genre Cent ans de solitude – il n'y aura pas déception. Car, oui, El testigo est un roman énorme, débordant, et, oui, il y a trop de personnages pour qu'on ne s'y perde pas, oui, il y fait chaud, et, encore oui, Jésus est partout, tout comme les morts, le sperme et le mezcal, et, et … Et oui, encore et toujours, le Mexique est bien ce pays « naturellement surréaliste ». Que l'on ne s'inquiète pas, tout est en place. Bien. Sauf que nous allons arrêter là les clichés.
Publié en 2004, El testigo est un livre d'aujourd'hui, un livre écrit au XXIe siècle et qui raconte le Mexique actuel, où les narcos font la loi, mais surtout, et c'est ce qui intéresse en premier lieu Villoro, un Mexique post PRI. Le Partido Revolucionario Institucional (ce cher parti révolutionnaire et institutionnel), au pouvoir pendant près de 70 ans, vient de perdre les élections. C'est dans ce contexte que Julio Valdivieso, universitaire enseignant à Nanterre, reviens après 24 ans d'absence au Mexique. Le pays, avec ce qui ressemble à un retour vers plus de démocratie, est-il en train de changer ? Rien n'est moins sûr. Pour Villoro, au contraire, il semble que l'arrivée de la droite au pouvoir s'annonce comme un retour en arrière, comme si la parenthèse PRI ne fut que cela : une (longue) parenthèse. L'histoire donc comme une boucle inbouclable, un aller-retour éternel, avec à son cœur, l'œil du cyclone : la violence.
D'une certaine manière, ce livre est donc au moins trois livres : un roman historique, s'attardant sur le mouvement Cristero, qui, lors d'un XXe siècle encore jeune, opposa paysans chrétiens et gouvernement révolutionnaire, lequel gouvernement prétendait considérablement diminuer l'influence de l'Eglise dans l'Etat ; une enquête littéraire autour de Ramon Lopez Velarde, poète national, mort à 33 ans (forcément …) ; ainsi qu'une histoire d'amour posthume, celle de la relation incestueuse entre Julio et sa cousine Nieves.
Villoro donc, en bon post-moderne, installe un projet ambitieux, multipolaire, le spectre de ce cher « roman total » n'est pas loin. Tout comme les détectives bolañesques, ce Testigo pourrait bien dès lors se placer dans ce sillage lointain et estompé du boom. Non pas comme une scorie, mais comme une façon – pour reprendre le mot de Vila-Matas– de classer l'affaire du boom. Ni par le mépris, ni par la critique, mais par l'actualisation de cet héritage. Une actualisation qui, si elle donne un petit coup de vieux à certains classiques du boom, n'est pas là pour cela. Villoro, à l'instar de Bolaño, remet les pendules à l'heure d'un monde où l'utopie, tant politique que littéraire, n'est sans doute plus celle que vous croyez. Ici, on totalise avec une distance glaçante et un humour irrépressible. Humour et distanciation, deux techniques pour narrer l'impuissance dans un monde en roue libre. Tel le bon Ulisses Lima au milieu d'une meute de néo-nazis viennois, Julio Valdivieso est un peu perdu, un témoin malencontreux, là uniquement parce qu'il semble bien qu'il ne puisse être ailleurs, ballotté par les vents contraires d'une histoire aussi confuse que lui.
De fait, El testigo est aussi bien un roman contemporain qu'un roman historique, un bouquin où l'on prend tout pour le secouer méchamment dans un shaker : l'histoire des Cristeros – sortes de Chouans mexicains – va faire l'objet d'une telenovela, alors qu'au même moment se profile le spectre douteux – forcément douteux – de la canonisation du poète Lopez Velarde (il y aurait des miracles qui traînent …). La cousine Nieves, bien que morte et enterrée, a laissé une fille qui, elle, est bien vivante, dans un style certes trop nord-américain pour être honnête (la couleur des cheveux, les piercings…).
Le passé et le présent s'entremêlent donc dans un imbroglio terrifiant et souvent hilarant. Les narcos, la corruption, la violence, tout ces éléments inévitablement mexicains s'invitent à la fête. Juan Villoro construit son intrigue en cercles qui se croisent et peu à peu s'imbriquent.
Comme d'ailleurs d'autres auteurs de sa génération (ou plus ou moins de sa génération) – Piglia, Bolaño … - on sent chez lui une volonté de réutiliser les techniques narratives du roman policier et de les projeter dans une structure beaucoup plus ambitieuse, dont le mystère central sera inextricable. Julio Valdivesio, témoin bringuebalé et halluciné, est une sorte d'enquêteur négatif, pion secoué d'un côté et de l'autre qui pourtant est bien celui qui emboîte une à une les pièces d'un puzzle où tous les comptes ne seront pas nécessairement bons.
Alors oui, ce livre, sous ces airs de délire en expansion permanente, est une architecture implacable de solidité et de cohérence, mais c'est grâce à cette tension de machine à suspens – enfin suspens, peut-être devrions-nous dire de machine produisant des questions à résoudre, produisant des inconnues qui viennent s'emboîter dans d'autres inconnues – que le roman prend son aise, prend ses quartiers. Le cocktail explosif n'oublie ni les morts mystérieux, ni les miracles suspects, ni l'histoire d'amour tragique, presque antique, nombre de personnages indéniablement farfelus et hauts en couleurs, bref, on dirait que tous les éléments du best seller latino sont là.
Oui, mais si tout cela n'était qu'un jeu ? Un jeu, faut-il le préciser, quand même un peu macabre. Il y a une manière, pourtant, profondément ludique dans l'écriture de Juan Villoro, une envie de jouer au chat et à la souris avec le lecteur. Un lecteur qui est sans nul doute le premier témoin de quelque chose dans cette affaire, mais quoi ? Où, carajó, sont passés les narcos ? Ils tirent pas mal de ficelles, mais lesquelles-quand-comment-pourquoi ? Et Jésus, et Ramon Lopez-Velarde le grand poète, et les Cristeros si prompts au sacrifice ? Qui rachètera l'homme de ses fautes et ses erreurs ? Tous les rendez-vous seront-ils manqués comme le fut celui – décisif – entre Julio et Nieves ?
La violence, omniprésente, si elle est palpable en termes de morts, coups et blessures, est aussi insaisissable que celle de la fameuse « partie des crimes » de 2666 : drapé d'une brume tentaculaire dont les ventouses accrochent médias, puissants ou vieux poètes sur le retour, cette réalité mexicaine est aussi glaçante qu'elle est bariolée, délirante, absurde. Santa Teresa est chez Bolaño la ville d'un cauchemar qu'on ne saurait résumer simplement en termes de victimes et de coupables, bien trop complexe, bien trop incompréhensible pour ne pas être réelle. Le désert de Daniel Sada est lui prétexte à une construction narrative aussi complexe que les urnes électorales sont manipulables et les cadavres trimbalables par monts et par vaux. Le D.F. de Villoro est probablement du même ordre, mais l'humour y est un sauf-conduit littéraire appréciable (2), et la couleur locale, illusoire, risible dans ses atours colorés, une arme à double tranchant. Le Mexico que dépeint El testigo est dangereusement, terriblement, instable, et magouilles et magouilleurs ont tout intérêt à rester sur leurs gardes s'ils ne veulent pas pédaler indéfiniment dans le guacamol. Et même la vieille hacienda familiale de Los Cominos ressemble parfois à un enfer délirant pour Julio Valdivieso : un pataquès écrasant de souvenirs personnels et d'oripeaux historiques secoués par l'air poisseux de la catastrophe mexicaine, comme les chemises des Cristeros qu'on peu apercevoir bombées par le vent dès qu'on se penche sur le gouffre.
« Mezcal », dit le Consul. « Où suis-je ? » se demande Julio Valdivieso. Et c'est comme si le réel au Mexique ne pouvait être conté que par un type à la ramasse, mais dont la vision faussée est peut-être la plus juste. Un témoin, jamais un acteur, car seul celui qui est impuissant pourrait trouver en lui la force de trouver quelques mots pour dire le chaos, le sien et celui du monde. Mais ce témoin sacrificiel, ce pauvre hère, a-t-il encore sa place et son sens ? Qui peut faire quoi pour le Mexique ? Les rédempteurs et les victimes n'auront probablement leur place que dans une telenovela, et les miracles ne cachent peut-être qu'une vieille misère quotidienne. Le Mexique est un chaos hallucinatoire et effrayant, et Jésus n'était pas un poète mort à 33 ans. Revenons donc à l'incipit lowrien des Détectives sauvages, et bouclons là cette satanée boucle :
« – ¿Quiere usted la salvación de México ? ¿Quiere que Cristo sea nuestro rey ? – No. » ------
(1) « Cuando ya a nadie se le ocurría ni preguntar si es posible escribir la Gran Novela Mexicana, Villoro puso una en la mesa » (cité sur le quatrième de couverture de l'édition Compactos) (2) « Afortunadamente se ha podido entender que el humor es un atributo de la inteligencia » disait d' ailleurs Villoro récemment dans El Pais à propos de la littérature mexicaine actuelle. Illustration : photogramme du film (inachevé) Que viva Mexico de Serguei Eisenstein