Cher Stéphane Hessel, je suis indigné car vous m’avez indigné. Enfin, ça n’est pas tout à fait vous, mais votre texte. Emporté que je fus par le mouvement aveugle de lecteurs qui achetèrent votre livre en masse et en firent presque un phénomène de société. Il en fallu d’ailleurs de peu que votre « brûlot » ne déclenche la colère et lyre de cette vague moutonnière dont l’aveuglement est au moins égale à son indolence. Et dans ce maelström anonyme, je n’ai pu m’empêcher de penser à cette phrase de Georges Bernanos : « La colère des imbéciles m’a toujours rempli de tristesse, mais aujourd’hui elle m’épouvanterait plutôt. »
Alors voilà ! Votre livre fut lu, et bien lu. Et disons que ça n’est pas tout à fait votre texte, ni les bonnes intentions qu’il prétend prodiguer qui m’ont indigné, – même si, tel que le rappelle l’expression consacrée – et que l’on doit à Samuel Johnson –, l’enfer est souvent pavé de bonnes intentions. Non ! En réalité, si je suis indigné, c’est par le succès retentissant de votre missive, autrement dit, d’un texte de moins de vingt pages qui, tel que cet emballement improbable nous le montre, est le parfait reflet du vide de notre époque, avec son long cortège de colère hystérique, d’irresponsabilité généralisée, de tentation à l’innocence, et de vindictes faiblardes. Votre livre qui ne dit presque rien, et que l’on pourrait résumer par son seul titre, est ce que j’appellerais un miroir de la léthargie postmoderne, une fenêtre ouverte sur le crépuscule d’une époque du rien. Car, dans cet emportement frisant presque le phénomène de « mode », on a eu là, l’expression même du nihilisme contemporain.
Je suis donc indigné, mon cher Stéphane Hessel. Mais je ne suis pas indigné comme vous auriez pu l’espérer. Et je vais vous dire pourquoi.
D’abord parce que votre propre texte, qui aurait pu porter haut le noble sentiment de l’indignation, me semble brillamment desservir la cause même qu’il prétendait servir. Oui ! Je parle bien de la cause de l’indignation. Celle de l’indignation qui fut la votre, une vie entière, et qui fut la juste indignation, celle d’un enfant du siècle, – le siècle dernier, terrible XXème siècle, traversé de part en part des brutales secousses des idéologies totalitaires qui vinrent certainement clore le temps des grands récits, dans le désastre des camps de concentration, des Goulags, et de la mort de masse orchestrée par les outils meurtriers d’appareils d’Etats. Combien je puis comprendre l’Angelus Novus de Klee, – auquel vous renvoyez votre texte – repoussant de ses grands bras ouverts les tempêtes du progrès et des idéologies.
Soit ! L’intention est explicite. Et votre feuille de chou a plus certainement fait les choux gras de votre éditeur et des libraires à la veille des fêtes de Noël que de l’indignation elle-même ! Certes, vous n’y êtes pour rien. Cet étrange succès, vous l’avez accueilli avec une certaine sérénité pour ne pas dire une sérénité certaine, j’imagine. Sûrement même, cette sérénité fut-elle mêlée d’une bonne dose de satisfaction assurée. En réalité, ce livre plein de « bons sentiments », quelque peu donneur de leçons, ne pourrait être tout à fait autre chose que le fruit à la fois d’un bruit marketing absolument abject, de l’expression d’un malaise quasi-généralisé, et du miroir tendu de notre barbarie qui vient. Mais vous ne l’avez pas voulu. C’est sûr !
La question que je me pose néanmoins est celle de sa portée. Car, il faut bien se le demander : quelle sera la portée réelle de ce livre sur nos esprits ? D’aucuns diront qu’il n’est encore possible de le dire ! Pourtant, comment ne pas penser à cette réflexion avisée de Georges Bernanos : « La colère des imbéciles remplit le monde. » Oui ! Mais elle ne l’épuise pas ! Car, il ne suffit pas d’être indigné. Il ne suffit pas d’être pris de ce sentiment moral radical que l’horreur universelle inspire pour avoir l’envie de changer le monde. Pis, ce qui est indigne ne nous vient pas forcément d’où on l’imagine. Certes, en 1941, « le motif de base de la Résistance était l’indignation » tel que vous l’écrivez. Certes, l’indifférence face à la pauvreté s’accroissant, à ces Droits de l’homme que l’on bafoue, en France, en Palestine et ailleurs. Mais vos motifs sont bien maigres. Et votre cible, bien confuse !
Ensuite, comme vous le savez, mon cher Stéphane Hessel, l’indignation doit nous venir de l’intérieur. Rien d’extérieur ne pourrait venir nous obliger à nous indigner. Pis ! Aucun mouvement, aucun événement, rien ne serait en mesure de nous contraindre d’agir pour montrer notre indignation, si ce n’est le sentiment du devoir, ou de l’urgence, qui, là encore, est un sentiment purement intérieur. Vous savez aussi bien que moi, – vous qui avez lu Sartre, et que vous vous plaisez à citer –, qu’aucun signe extérieur, que ce soit la vocation ou le destin, ne pourrait être à l’origine de la moindre de nos actions, car il n’existe que par notre interprétation, et n’a de valeur que si nous lui en donnons.
Pour moi, j’appellerais « barbare », tout système politique ou toute époque qui verrait les citoyens n’être plus protégés par la loi, les abandonnant à la mort probable, administrée arbitrairement par des polices d’Etat. J’appellerais tout autant « barbarie » toute obéissance passive à un mécanisme bureaucratique xénophobe et totalitaire. Mais la barbarie, contrairement à ce que l’on pourrait penser aujourd’hui, n’est pas seulement extérieure. Elle peut tout autant être intérieure ! En l’occurrence, pour ce qui est de notre époque – profondément laide, disons-le ! – elle l’est précisément.
Parce que, je n’irais pas par quatre chemins, si nous avons de quoi nous indigner, ça n’est pas clairement de la barbarie extérieure. Nous serions plus avisés de nous indigner de notre propre barbarie, cette barbarie toute intérieure ! Et là, je vous entends déjà, dans un grand roulement de tambours digne de la grande tragédie antique, nous demander de rester fiers de notre société en veillant à la conserver « humaine » ; tel un homme obsédé par son passé de héros, vous voyez des motifs de résistance face à la ruine prochaine d’une Europe devenue un Disneyland attardé pour spéculateurs libéraux, rapprochant ainsi les époques, en les transposant aveuglément ; vous croyez encore en un sens de l’histoire. Mais ça fait bien longtemps que l’histoire a montré son incapacité à nous conduire au grand soir ! Et vous le savez bien ! La grande farce historique en laquelle les hommes ont sûrement cru de par le passé a montré qu’excepté croître illusoirement sur les tragédies humaines, les massacres, les décombres des mondes passés, et les idéologies anciennes, de cette promesse de bonheur universel rien ne put être tenu.
Et pourtant, vous vous acharnez ! Vous combattez l’indifférence ambiante ; vous demandez à la jeunesse de regarder autour d’elle ; vous convoquez Sartre en témoin à charge d’une époque de grande déréliction ; vous savez plus que personne, que nous devrions écouter ce philosophe français qui nous avait autrefois appris à assumer la responsabilité de nos actes. C’est vrai ! Nous devrions très probablement nous rappeler à la suite de Sartre que nous sommes ce que nous faisons ? Nous devrions nous rappeler que cette civilisation est à l’image de notre barbarie intérieure. Que si « nous sommes condamnées à êtres libres », chacun de nos choix montre ce que nous voulons pour l’humanité entière. Pis, ce que nous sommes, chacun dans notre vie, dans ce qu’il se projette, prouve ce qu’il pense que l’homme en général devrait être.
Mais sommes-nous encore capables de nous réveiller, cernés que nous sommes par cette grande mer gelée de l’indifférence généralisée, par les contours de nos déserts intérieurs, par l’abandon de toute valeur, par l’effritement de nos idéaux, par les lignes fugitives de notre horizon déchiré, à l’indolence individuelle incarnant clairement cette barbarie qui vient, et que l’on laisse occuper nos cœurs, avec un flegme improbable.
De fait, je crois plus en « l’éducation pour débarbariser » comme le disait Adorno ; je crois plus en une catastrophe majeure pour nous faire prendre conscience de notre barbarie intérieure, qu’en votre diatribe. Car, s’il nous faut nous indigner en effet, ça n’est pas nécessairement de notre monde contemporain, qui n’est pas pire que n’importe quel monde ancien. Non ! S’il nous faut nous indigner, ce serait très certainement de ce que nous sommes devenus…
(Paru dans Chroniques d'actualité, n°1, mars 2001)