Libye : raisons d'agir

Publié le 27 mars 2011 par Egea

Le temps a passé, les choses ont un peu décantées, et on commence à y voir un peu plus clair, malgré l'apparente confusion. Il est donc temps de revenir à l'analyse.

source

Et tout d'abord, évoquons les raisons de cette intervention.

Qu'il soit précisé en premier lieu :

  1. que constater l'opportunité d'une décision stratégique ne signifie pas forcément qu'on crédite celui qui l'a prise de tous les calculs nécessaires ; autrement dit, une décision dans l'incertitude, à l'instinct, peut aussi se révéler bonne: cela est, quelque part, décevant pour le stratégiste qui passe son temps à effectuer des calculs subtils et des analyses profondes. Mais comme je l'ai déjà expliqué, il y a une différence entre le géopolitologue et le géopoliticien : le second est dans l'action, le premier dans la réflexion !
  2. que la présence de calculs de politique intérieure, sur lesquels je ne me prononcerai pas, n'empêche pas le géopolitologue d'analyser une décision de politique étrangère.

1/ Je trouve donc, une fois ces protestations de neutralité affichées, que la France et les coalisés ont eu raison d'intervenir. On se reportera pour cela, notamment, à l'argumentaire de Bernard Guetta, dans Libération du 23 mars (les chiens aboient, la caravane passe). Plusieurs motifs à cela, que j'avais déjà esquissés (voir références ci-dessous).

2/ Cela met à bas les théories du choc des civilisations, qui arrangeaient aussi bien les néo-conservateurs que les islamistes les plus endurcis, et nourrissaient les fantasmes les plus angoissés. Autrement dit, pour tout un tas de raison (Al Jazeera, Facebook, les pays émergents et la possibilité d'enrichissement, le soft power européen, ....) l'aspiration à la liberté semble appartenir à la condition de l'homme moderne : autrement dit encore, ce n'est pas un privilège d'occidental.

3/ La communauté internationale, par la voie des Nations-Unies, a trouvé moyen d'autoriser ce "devoir de protéger" : ni les plus réalistes ni les plus cyniques n'ont osé s'y opposer, et ils se sont abstenus lors du vote au CSNU de la 1973. Ainsi, on a confirmé le précédent de la Côte d'Ivoire, où la même communauté internationale s'était assemblée en faveur d'A. Ouatarra. Cela ne signifie pas, bien sûr, que le "machin" sera toujours efficace : seulement qu'il peut, dans certaines conditions, retrouver de la puissance...

4/ On appréciera également que des Arabes et des Européens se trouvent du même côté du manche : on est loin du panarabisme, teinté de ressentiment décolonisé, qui avait agité les esprits au XX° siècle : une autre configuration semble désormais émerger. C'est pourquoi la France avait non seulement raison d'intervenir pour défendre les grands principes (l'universalisme français, mais aussi sa "politique arabe"), mais aussi parce qu'elle y trouvait son intérêt.

5/ Car il y a énormément de raisons pour s'opposer au colonel Kadhafi : ce n'est pas un simple "s...", ce n'est même pas "notre s....", pour reprendre la fameuse apostrophe de Roosevelt (afin de répondre au pseudo-réalisme de certains). Kadhafi est tout simplement un tyran qui a réussi à faire des mauvais coups à tout le monde depuis quarante ans : il nous a agressé, directement ou indirectement, mais aussi ses "frères arabes" ou ses "frères africains". Bref, il s'est fait beaucoup d'ennemis et ne dispose d'aucun soutien réel. De plus, non seulement il fait face à la vague de révolte arabe , mais son régime est vieillissant. Bref, quitte à être réaliste, autant opter pour le parti qui a le plus de chance d'être au pouvoir dans les années à venir. Il est peu probable aujourd'hui que ce sera celui actuellement en place.

6/ Oui, mais les islamistes ? eh! bien, les islamistes, on ne les entend pas. Pour la bonne et simple raison que les islamistes bénéficient avant tout des tyrannies, qui les nourrissaient bien plus que les mouvements qui sont en train de se dérouler (comme je l'ai déjà dit pour l'Égypte). Croyez vous vraiment que les gens aient envie, après quarante ans d'oppression, d'avoir des flics de la pensée et des mœurs tous les matins devant leur porte ? Bref, le modèle c'est l'AKP et pas Ben Laden....

7/ Oui, mais le chaos risque de naître, et une nouvelle tyrannie apparaître. Certes. La Révolution française s'est aussi rapidement transformée en terreur, à la quelle a succédé un régime bonapartiste autoritaire, et il a fallu plus d'un siècle pour fiabiliser une pratique "libérale" (au sens politique). Notons accessoirement que Kadhafi a mis bas à la royauté libyenne : lui-même n'était qu'une étape. Et le pire n'est pas toujours sûr. Surtout que pire que Kadafhi, il faudra trouver....

8/ Oui, mais on va avoir du terrorisme. A ceci près que Kadhafi n'a pas attendu qu'on le frappe pour utiliser cette arme. Et qu'accessoirement, il n'a en ce moment plus trop les moyens de le faire. Et que du coup, nous avons intérêt à le mettre à bas, pour de bon.

9/ Oui mais il empêchait les immigrés de traverser la Méditerranée. Cette objection part du principe qu'on accepte donc la tyrannie là bas pour éviter les problèmes chez nous : une sorte de délocalisation, de sous-traitance, en quelque sorte. Passons donc sur l'argument, à l'évidence inacceptable. Pour comprendre que le remède à l'afflux d'immigration réside, précisément, dans le développement et la stabilisation le plus rapide de cette aire sud de la Méditerranée : c'est justement le développement politique et économique qui incitera les jeunes à demeurer chez eux, dans la longue durée.

10/ Oui, mais la Libye va se diviser... D'abord, ça n'est pas sûr. Et puis on a admis l'éclatement de la Yougoslavie, de la Somalie, de la Serbie, du sud-Soudan.... et on serait subitement fort attentif à l'unité territoriale d'un pays grand comme trois fois la France et peuplé de six millions d'habitants ?

Bref : je ne suis pas sûr que toutes ces considérations aient été prises en compte au moment de la décision. Constatons seulement qu'il est sûr que si elle n'avait pas été prise, Benghazi serait tombée et Kadhafi aurait "repris le contrôle". On aurait eu plein d'éditoriaux fougueux, les uns moralistes (c'est une honte!), les autres faussement apitoyés (La France ou l'Europe n'est capable de rien!), un bal des hypocrites....

Pour le reste, cela révèle-t-il énormément de difficultés, d'imprécisions, de déchirements, d'ambiguïtés ? oui. Nous y reviendrons, d'ailleurs. Mais je crois, quant à moi, que la décision de départ était justifiée.

Références: parmi les billets précédents :

  • Libye et maintenant 22 février
  • Le spectre de la guerre civile, JS Mongrenier, 24 février
  • Libye c'est pas gagné 6 mars
  • RCI Libye contrastes africains 15 mars
  • à propos de la résolution 1973 18 mars
  • trois minutes sur la Libye 20 mars
  • CI puissance et Libye 20 mars

O. Kempf