Je viens juste de réaliser en parcourant l’Italie que mon arrière grand mère est née en 1861. Elle a connu la campagne des peintres impressionnistes, les effets de la Commune et l’arrivée des Ulhans dans sa campagne d’Île de France. Cela m’a apporté un peu plus de repères pour comprendre pourquoi toutes les places des villages italiens, comme les immeubles des grandes villes, les gares et les aéroports, les villages de la côte et des collines, la ville d’Aquila comme celle de Potenza Picina, de Syracuse à Salsomaggiore Terme se sont plongées dans un grand bain tricolore.
J’étais encore à Paris le 17 mars lorsque j’ai entendu chanter l’Hymne italien par les deux présidents des chambres et le Président Napolitano. Devant un espace rempli d’élus qui a connu tant de querelles et tant de drames et où les ombres de Craxi, Fanfani, Aldo Moro semblaient planer en regardant si « Il Divo » était toujours là. J’ai beaucoup aimé « Piazza Italia » de Tabucchi. Cette histoire d’une Italie naissante vient se placer aujourd’hui dans la bibliothèque de mémoire qui était prête à l’accueillir. Le livre ne grince pas, il ne fait que suivre des fils croisés et démêler un écheveau.
Mais on ne fête une unité nationale, fragile, parfois contestée, en tout cas récente, sans regarder de nouveau comment elle a failli périr dans les années de plomb. Et comment elle porte encore les stigmates de ces moments où les attentats, les meurtres, les viols, ont fait valser les élites et terrifié le peuple. Un fascisme, comme un coin rentré dans la République. Un esprit de complot et de respect craintif pour les dominations des mafias sur l’esprit public. A cette relecture là, on ne peut qu’être soulagé de savoir que depuis 1961 et malgré les tentatives des gredins, des mauvais, des nostalgiques, des comploteurs, des traîtres et des lâches, la démocratie a survécu cinquante années de plus ; une démocratie rampante, souvent sur les genoux, maquillée comme pour les shows télévisés, prenant pour support plutôt une belle poitrine qu’un bel esprit, mais qui ressort en se redressant, dans la rue, avec les femmes en tête, quand la coupe est pleine.
Si l’image d’un crâne fraîchement implanté et d’un visage récemment réparé est devenu le symbole de turpitudes qui ne sont même plus amusantes ; les enfants qui jouent avec des drapeaux italiens sur la place théâtrale de Syracuse me font oublier les grimaces de la débauche. Et pourtant… L’ouvrage de Simonetta Greggio, une italienne qui écrit en français, plus témoignage que roman, s’intitule « Dolce Vita 1959-1979 ». Il a affaire avec le cinéma ; celui des auteurs comme celui du pouvoir. Il se termine tragiquement par cette remarque sans équivoque : « Dans une interview, Licio Gelli, ancien vénérable de la loge P2, a dit : « Je regarde le pays, je lis les journaux et je me dis que j’avais déjà écrit cette histoire il y a trente ans. Justice, ordre public, télé : tout se termine comme je l’avais prévu. »
Et pour dernière phrase : « Dans la loge P2, Silvio Berlusconi était inscrit sous le N° 1816. »
Derrière le drapeau tricolore, nous avons en effet en mémoire l’écran noir et blanc. Un des plus grands cinéastes y a fait ses gammes. Un cinéaste prémonitoire. A tel point que je me demande toujours si « Huit et demi » n’a pas été le premier film qui m’a fait comprendre, dans les dernières années de lycée, que le cinéma n’était que le rêve d’un auteur fou dont les personnages, doubles et déformés par le grand air, venaient éclater comme autant de bulles de savon dans un délire imprévisible. « Noirs très noirs de la voiture, de la robe et des lunettes d’Anouk Aimée, blancs très blanc de la chemise de Marcelo Mastroiainni et de l’œillet jeté sur le tableau de bord de la Cadillac. Dégradés gris de la fontaine muette et des vieux murs silencieux. »
- A me Roma piace moltissimo. E’ une specie di giungla tiepida, tranquila, dove ci si puo’ nascondere bene. » Se cacher, dans la nuit ou dans la lumière ? Marcelo nous importe comme un grand frère, un double, un démon au visage angélique, qui finit par dialoguer avec sa fille, beauté innocente, quand il devient le grand père, celui que ronge la maladie. Le temps de la vie douce est alors terminé. Qui y a donc survécu ?
Et puis soudain, le noir et blanc est remplacé par les agitations quotidiennes du grand ordinateur de la télévision Bruno Vespa. Un autre monde s'est superposé au premier.
J’aime l’Italie et c’est certainement pourquoi je cherche à comprendre l’incompréhensible : le meurtre de Pasolini, massacré et écrasé, le viol de Franca Rame la compagne de Dario Fo ou les dernières paroles d’Aldo Moro : « Carissima Noretta, C’est la première fois depuis trente-trois ans que nous ne passons les Pâques ensemble. Je me rappelle la petite église de Montemarciano et le dîner avec nos amis à la ferme. Quand le rythme est rompu, même les choses les plus simples, dans leur modestie, resplendissent comme de l’or… »
Dans la chambre animée des nuits du Président du Conseil italien, l’ombre d’Aldo Moro vient peut-être compter les minutes qui séparent l’Italie de la fin d’un autre cauchemar.
Longue vie à ce pays !