Rien d'étonnant à ce que Patrick Modiano ait été séduit et profondément ému par le journal intime d'Hélène Berr. Dans sa longue préface, il nous livre les clefs qui vont nous permettre de lire ce document comme un roman vrai.
D'avril 1942 à février 1944, une jeune fille brillante et faite pour le bonheur prépare l'agrégation d'anglais à la Sorbonne, se nourrit de musique classique, aime un garçon prénommé Jean, avec qui elle se promène dans le Quartier latin. Il n'y a qu'une seule ombre au tableau : on l'oblige à porter une étoile jaune sur la poitrine. Bientôt, son père est incarcéré à Drancy. Son fiancé passe en Espagne. Ses amis fuient. Dans le métro, elle n'est autorisée qu'à monter dans le dernier wagon de la rame. Avant qu'un train ne la conduise à Auschwitz...Pourquoi nous l'avons choisi...
La singularité du Journal d'Hélène Berr réside dans la lucidité de son auteur. Hélène a les préoccupations d'une jeune femme de son âge, mais elle observe avec attention ce qui se passe autour d'elle, la discrimination de jour en jour plus cruelle à l'égard des Juifs, les événements qui se précipitent pour converger vers l'horreur... Elle sait. Il semblerait presque qu'elle ait rédigé son journal après les faits, avec le recul qu'un témoin pourrait avoir sur l'histoire. Une fois sorti de l'enfer de celle-ci - ce qui ne fut pas le cas d'Hélène...
Ainsi oscille-t-elle entre des émotions juvéniles, idéalistes et une maturité surprenante. Et l'émotion qui étreint le lecteur est indissociable de la destinée de cette jeune femme à la plume délicate et bouleversante, disparue trop tôt dans le cauchemar de la Shoah.
L'extrait
Maintenant, je ne trouve plus cette impression, parce que je l'ai refoulée, comme n'ayant pas droit à l'existence. Mais avant le dîner je me suis dit, est-ce que c'est mal de souhaiter enfin être dans un havre de tendresse et d'amour ? Etre dorlotée, être choyée, faire fondre toute cette armature que la solitude face à la tempête a créée. Non, il n'y a rien à faire fondre, mais il y aura des profondeurs immenses à réveiller. Pourrais-je un jour ne pas être seule, captain of my soul, et avoir droit à cette tendresse maternelle que je demande à Jean, si paradoxal que cela puisse paraître ? Je voudrais être bercée comme un enfant. Moi qui m'occupe des autres petits enfants. Je voudrais tant et tant de tendresse, après. Car maintenant, je n'ai pas le droit sans doute.