L’être humain aspire à se sentir vivant, il pressent la possibilité de l’être à travers les voiles du paraître. Toute son existence est une quête souvent confuse d’une réalité que les mots définissent mal mais dont la nature est éternellement présente en son coeur.
Afin d’y accéder, l’homme part en quête d’outils dont la nécessité s’impose à lui par le fait que sa vie quotidienne semble l’éloigner constamment de ce qu’il cherche vraiment. S’il est enclin à la religion ou à la spiritualité, il en vient naturellement à suivre ce mouvement naturel de l’âme qui le conduit à un « retrait » du monde.
Ce mouvement de retraite est généralement le point de focalisation de la quête spirituelle. La prière et la méditation sont ainsi devenues des outils phares de la recherche et nous sommes nombreux à avoir pratiqué l’une ou l’autre de ces méthodes. Leur pratique est toujours perçue comme un instant sacré, privilégié, offrant une oasis de paix dans la tourmente, ouvrant une porte vers le Divin.
C’est à la fois ce qui fait l’attrait de ces outils et leur faiblesse. Car, en effet, même si la pratique est présentée comme une préparation à la vie dans le monde ou un ressourcement pour le quotidien, dans la réalité, la proximité de Dieu et le rapprochement de Soi restent cantonnés à ces seuls instants et l’invitation - plus rare - à rencontrer l’objet de nos prières et de nos méditations dans le torrent furieux de l’existence n’inspire que très peu d’entre nous.
Mais aujourd’hui, à moins de croire que cette existence est négligeable et que le meilleur nous attend dans un paradis hypothétique, nous pouvons nous interroger intimement sur l’impact réel que ces méthodes ont sur notre vie et sur la réponse qu’elles apportent à la quête.
Quand la prière est terminée et quand le méditant ouvre les yeux, que reste t-il de sa tentative de communion ? Des traces, sans doute, le sentiment de la subsistance d’un contact, d’une extase, d’une paix qu’il sait pourtant, en même temps, vouée à la perte lorsqu’il retrouvera son impitoyable quotidien.
Le Divin ne peut être réservé à la retraite, Il doit être incarné dans l’instant commun, dans ces moments où nous Le pensons absent et qui constituent la plus grande partie de notre vie.
Cette absence n’est que le produit de notre aveuglement. Si le silence peut ouvrir une porte vers Lui, le tumulte du monde n’est pas un univers parallèle qu’Il aurait oublié. C’est à nous d’ouvrir les yeux sur la réalité de Sa Présence en tout lieu.
Ouvrons donc les yeux après les avoir longtemps fermés.
La prière et la méditation sont des vestiges de la spiritualité de réclusion. Le chercheur est, encore aujourd’hui, imprégné de cet appel à la retraite, de cette croyance que les sages l’invitent à une merveille hors du monde. Ce dernier étant l’obstacle, ce qui s’y déroule n’est en conséquence qu’un tissu d’erreurs sur lesquelles Dieu a fermé les yeux.
Cette Création semble bien Lui avoir échappé ! L’homme abandonné se sent inspiré à Lui demander davantage d’attention ou, au moins, une protection, le recours en grâce du condamné ! Dans cette conception, le monde peut être considéré comme entre les seules mains des hommes et, afin de retrouver le chemin de Dieu qui a fuit cette folie depuis longtemps, il ne reste que la prière et la méditation.
Le postulat qui conduit le chercheur à diviser l’existence intérieure et extérieure est insidieux. Le choc du monde est comme la confirmation de l’absence du Divin. La perfection semble partout absente et les bribes de silence glanées dans la méditation ou l’espoir que produit la prière, peuvent apparaître comme de rares moments de Présence et de soutien.
Pour que cette vision manichéenne bascule, il est nécessaire d’envisager que nous sommes les créateurs de cette division.
Nous avons naturellement une préférence marquée pour le bien-être et la quête spirituelle s’est laissée envahir par le « développement personnel » qui est surtout une recherche de confort et de sécurité. Ainsi, Le chercheur est naturellement porté vers le repli et le silence. Il finit par construire une bulle de croyances et de repères qui tentent d’apaiser sa terreur et qui entretiennent sa fuite. Mais, s’il est sincère dans sa quête, il réalisera inévitablement qu’il ne peut s’éveiller à la totalité du Vivant s’il en occulte un versant, aussi sombre le juge t-il.
Cette perspective n’est pas une perte spirituelle mais bien une promesse. La traversée de ce territoire inconnu de la vie sur lequel nous avons porté un jugement spirituel que nous ne remettons pas en question peut produire comme un déchirement, mais ce qui se déchire n’est qu’un voile, la brume si familière qui nous coupe du monde et de l’autre, parfois au nom même de la spiritualité.
Nous sommes trop souvent conditionnés à une spiritualité « propre » qui ne fréquente pas le stress, la mort, et la maladie, et où chacun essaie de « s’en sortir » au mieux en évitant le plus possible de se salir dans la friction avec le monde. Et chaque fois que la souillure réapparaît, nous nous réfugions dans la paix et l’espoir qu’offrent la prière et la méditation.
Il faut bien entendre ici que je ne dénonce pas la prière ou la méditation mais l’utilisation qui en est souvent faite dans les cercles spirituels ou la peur règne souvent en maîtresse.
Dans cette relation peureuse à la vie, nous sommes encore au bord de l’océan de la vie, hésitant à y plonger et jugeant ceux qui s’y trouvent comme des fous ou des égarés.
Quelques voix se sont élevées ces dernières années pour montrer cet écueil mais la peur ne se traverse pas avec les mots. Il faut plonger dans l’océan plutôt que de seulement en entendre parler.
Et cette plongée peut être appelée une méditation.
C’est à cette méditation consciente, les yeux ouverts, que la vie nous convie depuis toujours. Mais nous éprouvons une grande difficulté à l’envisager.
Après tout, ne nous sommes nous pas engagés sur une voie (quand ce n’est pas pour nous tout bonnement : La Voie) afin de nous défaire de quelque chose ? Ne s’agit-il pas de s’élever au-dessus du monde ? N’avons-nous pas déjà fait l’expérience de l’océan ?
Je réponds non à toutes ces questions. Il ne s’agit pas de se défaire de quelque chose, ni de s’élever « au-dessus » et, surtout, nous n’avons jamais vraiment plongé dans l’océan tumultueux de la vie. Le souvenir que nous en avons est celui-ci : Pris dans la tourmente, nous nous déplaçons comme des automates blessés, courant à travers la foule pour lui échapper, porteurs d’un cri déchirant dans le cœur, poussés par l’espoir d’un instant meilleur que celui que nous vivons, appelés par un lendemain ou un paradis à venir. Nous nous sommes noyés dans l’océan sans jamais pouvoir nous y baigner. Notre entourage, nos ancêtres ne témoignent d’ailleurs que de la douleur que provoque la friction avec le monde et la nécessité du repli, de la séparation, alors même que l’engagement spirituel parle d’unité.
Il est temps de réaliser que le fruit mûr de notre quête est l’Abandon plutôt qu’une méthode pour gérer notre vie sur la base de nos peurs. L’abandon tout relatif de la prière et de la méditation n’empêche pas les structures de l’ego de se raidir à chaque rencontre avec le monde. Il est donc nécessaire de voir plus loin, d’élargir la portée de la méditation afin qu’elle nous épanouisse dans une communion avec toutes les formes du Vivant.
La tâche semble ardue, et il n’est pas rare qu’à la simple lecture de ces mots, nous puissions ressentir la peur et le désir compulsif de retourner à nos refuges, quitte à les légitimer au moyen de quelques textes sacrés semblant confirmer la validité de nos fuites. Cette invitation à la rencontre de soi dans le feu de la vie sera déclinée de nombreuses fois avant que nous en acceptions l’évidence. La maîtrise partielle que nous avons de notre existence est interprétée comme notre salut, alors qu’elle est le produit de la peur.
La peur nous conseille de garder les rênes et de ne pas croire un mot de cette invitation :
Comment le Divin pourrait-Il se trouver dans l’effrayant tumulte du monde quand, chaque fois que nous lui avons offert notre poitrine, il la blessée de son épée ?
Mais qui donc est blessé ?
Lorsque nous sommes poreux et transparent, le flot de la vie nous traverse. Mais quand l’épée rencontre le mur de nos protections, il y a un choc.
L’Appel qui vibre en nous parle d’Unité, pas de réclusion, Il nous invite à la communion, pas à la distance. Il ne nous parle pas d’un silence intérieur précaire mais de nous abandonner au feu sacré de la vie, avec la reconnaissance que Cela ou Celui qui en est le maître véritable est un Océan d’Amour.
Mais, encore une fois, on plonge dans l’océan pour le rencontrer. Le mental ne peut pas comprendre la Présence de l’Amour dans le tumulte du monde. Le chercheur spirituel qui vit « dans la tête », gère sa démarche en fonction de cette compréhension intellectuelle.
Celui qui ressent la poussée périlleuse de l’Appel, « perd la tête » et ne comprend plus rien. Toutes ces classifications brûlent dans la tourmente, il tombe à genoux, poitrine offerte et cœur ouvert avec cette toute dernière prière : « Que ta Volonté soit faite ! » car « Je ne m’y oppose plus ». Alors, seulement, la méditation a-t-elle atteint son but. Les yeux sont ouverts et la prière unique a été entendue, rendant inutile sa répétition.
Voilà un pas, de la plage à l’océan, qui peut donner tout leur sens à la prière et la méditation aujourd’hui. Le monde, jusqu’alors coupé en deux, déchiré entre l’appel d’une perfection « intérieure » et le reniement de la perfection « extérieure », y gagnera le fruit de sa quête éternelle.
Thierry VISSAC (3° Millénaire n° 67).
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