A la vitesse de l'éclair, elle soulève sa longue abbaya noire pour nous montrer sa jambe droite : rouge de sang. Ses mains et ses pieds portent également d'inquiétantes ecchymoses. Sous son foulard, qu'elle arrache d'une traite, il y a d'autres cicatrices. Nous restons bouche bée. C'est la première fois, en un mois de reportage en Libye, qu'une personne ose « cracher » sur le régime en public. Invitée à rejoindre l'une de nos tables, elle explose : « Ils m'ont ligoté les mains et ont abusé de moi pendant deux jours ! », hurle-t-elle, en tendant ses poignets, rougis par les contusions.
Entre deux sanglots, elle s'assied sur une chaise et raconte son histoire, haletante. Elle s'appelle Eman al-Obeydi. Elle est originaire de Ben Ghazi, la capitale des rebelles, à l'Est. Jeudi, les miliciens pro-Kadhafi l'ont arrêtée à un poste de contrôle, près d'une base militaire, sur la route de Salaheddin, à la périphérie de Tripoli. Détenue dans un lieu inconnu, elle se retrouve au cachot avec 12 autres personnes. « Les miliciens avaient bu, ils ont pissé sur moi. Ils m'ont violé à plusieurs reprises ! », hurle-t-elle, en ajoutant, à notre attention : « Filmez, filmez, montrez au monde ce qu'ils m'ont fait ! ».
Aussitôt, les caméras se mettent en marche, les micros se tendent, les carnets de notes se remplissent. Son témoignage est bouleversant, intenable. Les yeux hagards, les serveurs et les serveuses du restaurant se rapprochent de notre petit groupe qui l'entoure. Très vite, certains d'entre eux font tomber leur masque de simples employés d'hôtel. « Mais qu'est-ce qui te prend ? Tu n'as pas honte ! Ferme ta gueule ! », s'emporte une serveuse en foulard blanc, en l'accusant de déshonorer le régime de Kadhafi. Un peu plus tard, la même femme tentera de la faire taire en lui masquant le visage avec un blouson. « Je n'ai peur de rien », surenchérit la jeune femme. Un journaliste du Financial Times qui tente de la protéger est violemment écarté.
D'abord légèrement en retrait, nos « surveillants » du Ministère de l'Information passent à l'action. L'un d'eux, visage de casseur et blouson de cuir, se jette sur elle comme sur une proie et cherche, à son tour, à la faire taire. Pendant ce temps, ses acolytes viennent lui prêter main forte. En un coup de biceps, une caméra de CNN s'écrase au sol. La carte mémoire est aussitôt saisie par un inconnu. Les tables valsent. Des chaises tombent à la renverse. Un homme sort un pistolet de son costume. Partout, le chaos. Blessé au poignet, un preneur de son de TF1, en perd son matériel d'enregistrement.
Tandis que certains journalistes tentent de protéger la courageuse jeune femme, d'autres continuent à batailler avec les « surveillants » qui s'attaquent aux téléphones portables, enregistreurs et appareils photos. Forcés de quitter la cafétéria, nous atterrissons dans le hall de l'hôtel. Eman al-Obeyda, elle, est emmenée de force dans le jardin par plusieurs de nos cerbères, qui nous empêchent de lui parler. Qui est cette femme ? Comment a-t-elle pu pénétrer dans l'enceinte de notre hôtel ? Si son histoire est invérifiable, son visage lui ne peut pas mentir. De tout évidence, elle a été torturée.
Une bonne demi heure plus tard, les « surveillants » lui font quitter le jardin pour l'emmener jusqu'au parking de l'hôtel, malgré nos multiples tentatives de faire barrage. Inquiète, une journaliste de Sky News lui demande : « Are you Okay ? ». « No ! No ! », gémit-elle, en exhibant à nouveau ses nombreuses cicatrices. Puis, un homme l'agrippe par le poignet pour la faire rentrer de force dans une voiture blanche. Sait-elle où ils veulent l'emmener ? « Ils disent qu'ils m'embarquent à l'hôpital. Mais en fait, ils m'emmènent en prison », répond-elle, en sanglots, avant de disparaître derrière la vitre. La voiture démarre en trombe, puis disparaît.
(crédit photo : Reuters)