Alex Ross dans son livre consacré à la musique au vingtième siècle revient dans le détail sur “l’Affaire Chostakovitch”, à la fois le succès immédiat et le scandale que provoqua ce chef-d’oeuvre en 1934, les menaces de mort à peine voilées publiées dans la Pravda et qui contraignirent le compositeur non seulement à le retirer des salles mais à renoncer définitivement à l’opéra, occupant désormais l’essentiel de son temps à l’écriture de symphonies nettement plus difficiles à interpréter… S’agissant du personnage principal, Katerina, le journaliste préfère la comparer à la Salomé de Richard Strauss. Dans les deux cas, on aurait en effet une société déliquescente, marquée par le cynisme, la lubricité, et un personnage poussé à des excès pour mieux dénoncer ces maux. Pour autant, je crois que la référence à Shakespeare n’est pas anodine, et plutôt que de rapprocher Katerina de Salomé, il serait plus juste selon moi d’y voir un nouvel avatar non pas de Lady Macbeth mais de Macbeth lui-même ! Mais avant d’aller plus loin, tentons de comprendre pourquoi cette oeuvre fit-elle d’emblée scandale dans la société soviétique des années 1930.
Katarina Ismailova, dans cet opéra inspiré d’une nouvelle de Nicolaï Leskov publiée en 1865, est une femme qui jouée par Eva-Maria Westbroek, évoque immédiatement la sensualité extrême, la beauté mais aussi la profonde solitude d’une Marilyn Monroe. Elle est pourtant mariée à un riche marchand, Zinovi, mais ce dernier se révèle en cinq ans de mariage, incapable de lui faire des enfants. Katerina se lamente donc, prisonnière dans sa cage de verre (voir vidéo), subissant les griefs et la tyrannie de son beau-père Boris. Celui-ci surnommé le vieux, est impatient d’avoir une descendance, et harcèle Katerina tout en désirant secrètement son corps… Quand Chostakovitch passait sous les fourches caudines de la censure soviétique, il pouvait donc légitimement plaider sa volonté de dénoncer les travers de la classe possédante, l’oisiveté et la perversité des koulaks ! Mais c’est oublier que pour Staline, les artistes avaient aussi la mission et le devoir d’idéaliser voire d’héroïser le peuple. Or force est d’admettre que le peuple n’est pas mieux traité par le compositeur… A preuve, dès la scène 2 de l’acte 1, nous assistons ni plus ni moins au viol collectif d’Aksinia, par les domestiques et en particulier Sergueï, le nouvel employé qui jettera bientôt son dévolu sur la femme du patron… Lorsque Boris est empoisonné par Katerina, il demande à voir un curé; si celui-ci arrive assez vite, il est en revanche complètement ivre. C’est également un ivrogne qui dévouvrira le corps du Zinovi, assassiné conjointement par Katerina et son amant. La police n’est pas mieux considérée que l’Eglise: dirigée par un imbécile, elle est corrompue et plus soucieuse d’être invitée au nouveau mariage de la riche marchande que de faire son travail honnêtement… Verdict de Staline qui assista en 1936 à une représentation de l’opéra: trop chaotique pour le message et trop formaliste pour la musique !
Aujourd’hui, le scandale est derrière nous. On peut donc revoir cette oeuvre admirable et s’efforcer de l’analyser. Ce qui me frappe, en tant que lecteur de Shakespeare, ce sont les nombreuses similitudes entre le personnage de Katrina Ismailova et le roi Macbeth (alors que titre de l’opéra nous annonce le contraire: “lady Macbeth de Mzensk”). Je m’explique: la riche marchande au gré des meurtres commis, ne parvient plus à trouver le sommeil tout comme Macbeth durant toute la pièce, littéralement écrasé par le poids de la culpabilité. Est-ce d’ailleurs le manque de sommeil qui lui faire voir lors d’un banquet, le noble Banquo tranquillement attablé au milieu des convives, alors que des bandits l’ont assassiné peu de temps auparavant ? Macbeth hurle, effrayé par la présence du fantôme tandis que les invités se retirent inquiets pour la santé mentale du tyran. Or dans l’opéra de Chostakovitch, nous avons peu ou prou la même scène entre Katerina et Sergueï: la vidéo nous montre en effet une femme qui ne peut pas dormir, contrairement à son amant, et qui voit subitement le fantôme de Boris, escalader un mur… Elle est la seule à voir et à entendre la voix du spectre. A cet instant précis, dans la conscience du spectateur, l’image de Katerina se confond avec celle de Macbeth et l’on perd pied, littéralement…