Partout des renards

Par Memoiredeurope @echternach

Ce n’est pas parce que j’en ai écrasé un il y a quelques années que j’ai la phobie des renards ! Mais le simple hasard fait que deux romans récents – récents pour moi – ont pris ce mammifère à fourrure soyeuse pour symbole d’une menace sourde. La réputation de malignité de cet animal fait qu’il a toutefois conservé pour nous les Français un air bonhomme, venu de tous les contes que les mondes germanique et francophones ont partagés. Malin, rusé, prêt à toutes les trahisons. Ce sont les qualités – enfin la modernité semble en faire effectivement des qualités – sur lesquelles un président - un seul ? - a fait sa renommée et a bâti son succèsjusqu’à ce que la complexité du monde batte en brèche les idées simplistes qu’il feint de défendre.

Retour d’étape : la fin du règne de Ceaucescu dans les mots d’une prix Nobel : Herta Müller : « Le renard était déjà le chasseur ».

Fin de partie : un autre écrivain qui mériterait le prix Nobel, Cees Nooteboom chasse ses angoisses sur les terres de la vieillesse avec une lucidité et un désespoir triste que je ne lui avais pas connu à ce point.

Les Hollandais, comme les Anglais font de bons consuls, des vieillards un peu rouges qui savent accumuler et dissimuler les flasques de whisky, voire même y résister longtemps et parfois aussi des joueurs que la roulette fixe aux tables de jeu !

Parmi eux, si les femmes sont rares, c’est qu’elles sont particulièrement discrètes ou bien qu’elles cachent parfaitement le fait qu’elles endorment les hommes avec subtilité. Mais elles jouent un rôle clef, en restant parfois au pays ou en accompagnant leur homme dans la pénombre des maisons qui s’abritent du soleil, comme au centre d’une toile d’araignée.

Peu importe les rôles d’ailleurs ; qu’ils sortent ou non, qu’ils pilotent ou non un bateau, qu’ils aiment ou non à plonger, tout ce petit monde se grille au soleil couchant de Capri, sur les pentes des Cinque Terre ou dans les replis des côtes siciliennes. Et il s’agit de brûlures au sens propre, de celles qui sont irrémédiables et pour lesquelles la nostalgie aide simplement à moins souffrir quand tout part en lambeaux, avant de tomber en poussière !

Mais il est des moments, la nuit, quand le ciel est clair et laisse s’épanouir toutes les constellations, comme un appel sans fin, où les petites dents acérées des chasseurs de poules étranglent nos vies et où leurs pattes fines griffent la terre pour nous indiquer la direction à prendre. Plus subtilement que les loups qui travaillent comme des soldats impatients prêts à déchirer les chairs, les renards nous regardent avec des yeux réfléchissants, comme pour nous dire : « quand vous aurez disparu, nos yeux brilleront encore ! »

Nooteboom semble avoir franchi ce moment où la mort n’est plus une plaisanterie pour soirs de beuverie, ni le symbole du long défilé des âmes disparues, mais devient un innommable à partir duquel on attend le stade de la dissolution : « Qu’en est-il exactement de la mémoire des morts ? Oui, je sais que je n’obtiendrai pas de réponse à cette question, pas plus qu’à celle que je voulais poser. Comment se fait-il – telle était ma question – qu’à mesure que l’on vieillit, votre vie se mette à ressembler de plus en plus à une histoire inventée ? Je ne sais pas ce qu’il y a de pire, vieillir ou être mort, mais toi tu n’es jamais devenue vieille et moi, je n’ai encore jamais été mort. »

Et puis, de l’autre côté du monde vivant : « J’apprends beaucoup ici. Pour commencer, que rien de ce que j’avais pensé de la mort ne se vérifie. C’est la première chose que nous apprenons ici. Je dis « nous », c’est une vieille habitude, mais il n’y a personne. Il doit y avoir ici énormément de morts, mais ils sont absents dans leur propre mort, comme moi dans la mienne. Je ne suis plus un corps. Je ne l’avais imaginé, qu’il n’y aurait plus rien à quoi me raccrocher. Pas de substance. Pas de lumière ni d’ombre. Pas de température ni de temps. Et d’ailleurs, ici ? Il n’y a pas d’ici. Je ne pense pas être capable de l’exprimer. Il n’y a rien devant moi, ni derrière moi. Je vis encore, mais il n’y a pas de circonstances. J’ai mis longtemps à le comprendre. Comment peut-on dire « longtemps » s’il n’y a pas de temps ? Je n’ai pas reçu de nouveau langage, je dois me débrouiller comme je peux. Je ne me vois pas moi-même, mais je sais que j’existe. Sans corps. Il n’y a rien autour de moi. Pas d’espace non plus. Quand je dis que je t’ai entendu, c’est vrai. »

Je ne veux pas donner en pâture le nom de cette amie roumaine que la police politique essayait régulièrement d’effrayer en laissant des traces évidentes de son passage. Je me souviens qu’elle avait mentionné un massacre de grands champignons dans les prés bordant sa maison de campagne. Un saccage qui voulait dire : nous pouvons aussi vous briser. Il existait cependant un rescapé, parmi les plus grands des champignons blancs, retrouvé posé bien en évidence, le temps de l’absence campagnarde, sur le paillasson devant l’appartement citadin. Nous sommes partout ! Et nous sommes toujours là !

Herta Müller est familière de ces ruses sinistres. Depuis son enfance. Dans l’orbe de sa germanité sur laquelle elle vient de témoigner en se faisant la porte parole du poète Oskar Pastior, déporté en Russie après la seconde guerre mondiale, pour « payer » les dettes de tous les nazis et des armées allemandes.

Nous approchons de l’hiver 89. L’été a rapproché les corps. Mais l’absurdité des rapports sociaux n’a fait qu’empirer. Comme une machine emballée dont les conducteurs et les contrôleurs sont mus uniquement par un savoir faire transcendant, celui de la ruse du renard. Là aussi il s’agit de dire : nous sommes passés. Et le renard qui gisait, accroché dans l’armoire, héritage familial d’une fourrure parfois décorative, attendant en tout cas l’hiver pour renaître, prend régulièrement sa place sur le lit, tandis qu’une patte sectionnée, une de plus à chaque passage, indique la proximité de la punition.

Quand il suffirait de mettre à exécution une véritable autopunition !

Mais la situation au fond n’est rien. Rien que l’anecdote qui propulse les personnages comme des billes. Sans maîtres sinon le dictateur et sans destin, sinon la prolongation sans fin d’une vie prisonnière de frontières invisibles et de geôliers pervers. C’est le style qui est tout !

On pense bien que l’attribution d’un Prix Nobel signale une œuvre, mais elle signale aussi un style. Une fois de plus il faut faire la part de la traduction. Mais comment dire ? C’est fabuleusement étrange et fabuleusement beau. Le regard est toujours là. En quelque sorte, c’est l’œil qui parle à la place des personnages. C’est l’œil qui décèle les modifications. Infimes, grotesques, signifiantes. Un exemple ? : « Le sol était jonché de cheveux coupés, les cheveux des hommes efflanqués qui se connaissaient entre eux. Ils étaient rêches, gris foncé et gris clair, et blancs. Ils étaient denses comme sur un grand crâne. Des cafards rampaient entre les mèches. Les mèches se soulevaient et s’abaissaient. Les cheveux vivaient parce que les cafards les portaient. Sur la tête des hommes, ils ne vivaient pas. »… « quand on a coupé à un homme assez de cheveux pour remplir un sac, dit-il, un sac bien tassé. Quand le sac est aussi lourd que l’homme, celui-ci meurt. Je mets les cheveux de chaque homme dans un sac, jusqu’à ce que le sac soit bien bourré, dit le coiffeur. Je ne pèse pas les cheveux avec une balance, je les pèse du regard. Je sais, dit-il, combien de cheveux j’ai coupés à chacun pendant des années et des années. Je devine leur poids au coup d’œil, je ne peux pas me tromper. »

Ainsi pèse-t-on les âmes !

Et à la fin, le rideau tombe sur une image que chacun conservera, jusqu’à la fin de sa propre vie. Au fond de l’orbite.

« Je vous ai aimés comme mes enfants, dit la femme du dictateur dans la pièce. Il a hoché la tête, il a vu la pince à ongles dans la main d’Adina sur la table et il a enfoncé son bonnet de fourrure noire sur son front. Il le portait, ce même bonnet, depuis quelques jours. Ensuite, desballes ont traversé l’écran, sont tombées contre le mur d’une caserne, dans le coin nu le plus sale de la cour.

Le mur est resté criblé de balles et vide.

Deux vieux paysans étaient couchés par terre, leurs semelles regardaient dans la pièce. Autour de leurs têtes se dressaient en cercle de lourdes bottes de soldats. Le foulard de soie qu’elle portait sur la tête avait glissé sur son cou. Lui avait gardé son bonnet de fourrure noire. Lequel était-ce, le même, le dernier. »

La fin d’une dictature n’est pas encore la fin de la peur. Mais elle tient parfois à un foulard de soie qui glisse !

Herta Müller. Le ranard était déjà le chasseur. Le Seuil 1997.

Cees Nooteboom. La nuit viennent les renards. Actes Sud. 2011.