D’autant plus que Bourguiba, lui-même, n’a pas manqué de revendiquer ses références plurielles et apparemment contradictoires, à la Philosophie des Lumières et à la pensée humaniste quelque peu positiviste, d’un côté et à un Islam coranique, qu’il se proposait d’actualiser en continuant l’œuvre réformatrice de Jamaleddine El Afghani, Mohamed Abdou et Chakib Arslan.
Avec ce double ancrage auquel sa formation au Collège Sadiki l’avait préparé, Bourguiba ne s’est pas contenté de joindre les deux pôles Occident –Orient dans un rapport de complémentarité fonctionnelle, mais contradictoire, comme le feront plus tard, les tenants de l’idéologie « islamiste » qui juxtaposeront Authenticité et Ouverture, par la sauvegarde de l’identité arabo-islamique, en tant que valeur refuge et l’adoption des sciences et techniques de l’Autre, par nécessité d’adaptation. Pour peu que l’on soit dégagé des classements hâtifs et sommaires dans lesquels autant ses détracteurs politiques que ceux qui se posaient comme étant ses alliés, situent son mode de penser, l’on peut se rendre compte que Bourguiba, n’était ni un laïc, ni un musulman par nécessité stratégique. Et contrairement à ce que pourrait croire certains jeunes qui, en débattant de laïcité, dans la Tunisie de la Révolution, argumentent contre son usage comme étiquette politique par les démocrates, par la référence à « l’intelligence » de Bourguiba qui dans une interview vidéo, diffusée sur Facebook avait refusé que l’on qualifie la Tunisie moderne de laïque, ce n’est pas par « réalisme politique » qu’il aurait renoncé à l’emploi de ce terme, mais par conviction réelle et profonde.
Prenons le cas le plus extrême, où il semble toucher à l’un des cinq piliers de l’Islam en appelant les Tunisiens à ne pas accomplir le jeûne de Ramadhan, au cas où ils n’arriveraient pas à concilier travail et obligation religieuse. Dans son discours du 8 février 19861, il avait commencé par expliquer que l’Islam, contrairement aux idées reçues, n’est pas un obstacle au progrès des Musulmans. Bien au contraire, notre religion a pour fondement la libération de l’être humain de toutes les illusions qui l’empêcherait d’accomplir sa mission de Lieutenant de Dieu sur Terre. Ce n’est pas en termes de laïcité ou bien de conformité à un quelconque économisme qu’il va prêcher pour un « Islam progressiste » différent de celui diffusé par les Cheikh conservateurs, mais en termes de Jihad, plus proche de l’Islam de la libération prôné par ses prédécesseurs « Salafiyas » et « Nahdhaouis », Afghani et Abdou et par son contemporain Arslan. Tout comme eux, il se propose d’actualiser l’interprétation du Livre, en donnant son sens réel à l’idée qui dit que le contenu du Coran est valable pour tous les temps de l’histoire humaine.
C’est peut-être l’occasion pour rappeler que le terme « Salafiya » désignait au départ un retour au Coran en vue d’y puiser une nouvelle interprétation, différente de celles héritées de nos « salafs sâlihs » à laquelle se réfèrent les intégristes pseudos nahdhaouis de Rached Ghanouchi. Ceux parmi les jeunes, qui voudront comprendre la différence entre la Nahdha de Afghani et de Abdou et le Parti Tunisien du même nom pourront facilement le faire en se documentant sur plusieurs sites internet. Mais ce qu’il ya d’intéressant à observer à ce sujet c’est de constater qu’au même moment où la pensée politique de Bourguiba était transformée en idéologie de la voie du milieu, sur fond de libéralisme économique joint au stalinisme politique dit destourien des années 70, l’Islam libérateur de Al Afghani, de Abdou et d’Arslan était enseveli sous un Islam dogmatique de régression qui ira jusqu’au travestissement de l’appellation de leur mouvement réformateur. C’est ce que l’on pourrait appeler une contre révolution dont l’accomplissement s’est terminé par l’occultation préméditée des sources en vue de leur tarissement.
Doc 1: Jamaleddine Al Afghani. Doc2 Al Cheikh Mohamed Abdou(ah). Doc3 : Bourguiba et Arslan en 1946