Ce roman est composé de trois parties d’inégales longueurs. La première partie, « Mexicains perdus à Mexico (1975) », fait presque deux cents pages, la seconde, « Les détectives sauvages (1976-1996) », la plus longue, atteint presque les six cents pages alors que la dernière partie, « Les déserts de Sonora (1976) », ne fait pas quatre-vingt pages. Le journal de García Madero constitue la première et la dernière partie. Elles relatent d’abord le parcours du jeune homme qui, après avoir intégré le mouvement poétique du réalisme viscéral d’Arturo Belano (le double de Roberto Bolaño) et d’Ulises Lima, fuira ensuite Mexico DF en compagnie des deux hommes, pour le désert du Sonora afin de soustraire la jeune Lupe à Alberto, son maquereau et afin de retrouver la poétesse Cesárea Tinajero dont l’unique poème, Sión, est considéré comme le premier poème réal-viscéraliste. La seconde partie est constituée de quatre-vingt quatre témoignages s’étendant sur une période vingt ans, recueillis au Mexique, aux États-Unis, en France, en Espagne, en Angleterre, en Israël, en Autriche et en Italie. Ils concernent tous Arturo Belano et Ulises Lima. Le roman ayant donné son nom à cette partie, on peut supposer que les détectives sont ceux qui recueillent ces témoignages. Leur identité (s’il s’agit bien des détectives dits “sauvages”) demeure cependant inconnue. S’agit-il de policiers qui, enquêtant sur la mort d’Alberto, du flic corrompu et de Cesárea, recherchent les deux poètes ? García Madero, dans les dernières pages du livre, suggère en effet qu’« un jour ou l’autre la police mettra la main sur Belano et sur Lima ». Mais quand on connaît le fonctionnement de la police mexicaine – et la « Partie des crimes » de 2666 nous en dit long –, on se doute que ce ne peut pas être le cas. On imagine mal des policiers mexicains enquêtant pendant vingt ans sur trois continents à propos de la mort d’un marlou de bas étage, d’un pourri et d’une poétesse inconnue. Ces détectives sont d’autant moins identifiables que Bolaño ne nous donne pas les questions auxquelles répondent les témoins. Et ces questions, il est impossible de les deviner, les personnes interrogées parlant parfois plus d’eux-mêmes que de Belano et de Lima. Il n’y a finalement aucune unité dans le contenu des témoignages, ceux-ci retraçant de manière chaotique, aléatoire (certains témoins ont à peine connu ceux dont ils parlent) et parfois contradictoire les péripéties des poètes. Ces témoignages sont des fragments si indépendants les uns des autres que certains d’entre eux, celui d’Auxilio Lacouture, par exemple, sera le point de départ d’un roman : Amuleto. Si ceux qui interrogent tous ces personnages sont des détectives, nul ne peut savoir ce qu’ils veulent. À la lecture des réponses, ils ne cherchent visiblement pas à établir la vérité sur un événement précis, ce qui me fait penser qu’ils sont peut-être tout simplement des poètes qui, tels Belano et Lima recherchant Cesárea Tinajero en 1976, tentent de retrouver les deux hommes. Ils seraient donc tout autant “détectives” que Belano et Lima qui sont peut-être les véritables “détectives sauvages”. Ce qui me fait douter plus encore du statut de ces détectives, c’est que l’on peut même remettre en cause la véracité des événements racontés par García Madero dans son journal. En effet, Ernesto García Grajales, la dernière personne à témoigner (en décembre 1996), un universitaire, spécialiste mondial (parce que le seul, reconnaît-il) du réalisme viscéral, affirme que García Madero n’a jamais existé. Enquêter sur des événements qui n’ont jamais eu lieu serait somme toute assez curieux…On imagine alors aisément la déception d’un lecteur ayant ouvert Les Détectives sauvages en pensant y trouver un roman policier : les détectives sont certainement des poètes qui en recherchent d’autres et la violence surgit sans cesse sans qu’il y ait nécessairement de raisons précises. Bolaño a déclaré qu’avec ce livre, il avait voulu évoquer le mal absolu. Il y parviendra sans doute mieux encore avec 2666, mais le mal absolu est bien présent dans Les Détectives sauvages ; il est même parfaitement défini par Abel Romero (ancien policier chilien ayant fui son pays en 1973 devenu nettoyeur de carreaux à Paris qui sera à son tour un bien étrange détective dans Étoile distante) :
« Belano, lui ai-je dit, le fond de la question est de savoir si le mal (ou le délit ou le crime ou comme vous voudrez l’appeler) a une cause ou s’il est fortuit. S’il a une cause, nous pouvons lutter contre lui, il est difficile de le battre mais une possibilité existe, plus ou moins comme deux boxeurs de même poids. Si le mal est fortuit, au contraire, nous sommes foutus. »
Le mal est absolu lorsque ses causes ne peuvent être clairement identifiées et c’est de ce mal dont il est question dans Les Détectives sauvages. On ne peut rien contre ce qui, comme la rose, est sans pourquoi ; on ne peut que constater les dégâts et essayer de s’en tirer. Cela explique pourquoi il ne saurait y avoir de véritables romans policiers chez Bolaño. Les écrivains qui expliquent, les écrivains qui, tels les auteurs de romans policier, réduisent la complexité des choses et rationalisent à tout-va ne sont que des imposteurs. Le mal est là, rien ne peut le résoudre. L’un des rôles de l’écrivain est simplement d’en rendre compte le plus discrètement possible. Il est à noter d’ailleurs que chez Bolaño les écrivains ont une fâcheuse tendance à disparaître. Dans 2666, des écrivains trouvent refuge dans une étrange maison qui leur offre l’asile et Archimboldi reste introuvable malgré les efforts de Pelletier, Espinoza et Norton, les trois universitaires, “détectives sauvages” à leur manière. Dans Les Détectives sauvages, ce sont les trois plus grands poètes réal-viscéralistes qui ont disparu : Cesárea Tinajero puis Arturo Belano et Ulises Lima. Les écrivains n’ont rien d’autre à offrir que leurs textes ; ils n’ont pas besoin de se donner en spectacle, ni à justifier ce qu’ils disent. À ce sujet, La littérature nazie en Amérique est un texte significatif : il ne s’agit ni d’un essai sur le mal ni d’un essai sur le fascisme, mais bien d’une fiction mettant en scène des salauds totalement différents les uns des autres, ce qui nous fait penser que, contrairement à ce que le titre indique, il n’existe pas de littérature nazie. Le concept, celui-ci ou un autre, n’a pas de sens, il n’y a que des individus. Dès lors, toute explication, en plus d’être réductrice, est vaine. L’écrivain n’a pas à expliquer et cela d’autant plus qu’il n’y a pas d’explications ; il rend compte à défaut de pouvoir rendre des comptes.Ce manque d’humilité est souvent reproché à ses “collègues” par Bolaño dans ses essais. Ils n’ont même pas à parler de leur œuvre qui, à l’image du monde, est offerte à l’interprétation. Le monde est complexe, la fiction doit l’être tout autant. Dans « Les mythes de Cthulhu » (in Le Gaucho insupportable), Bolaño explique avec une ironie des plus grinçantes que la littérature latino-américaine ce n’est ni Juan Carlos Onetti, ni Jorge Luis Borges, ni Julio Cortázar, mais Isabel Allende et Luis Sepulveda. Ces deux auteurs incarnent la mauvaise littérature, celle qui se lit et se comprend facilement. Un mauvais livre est simpliste et renvoie une image du monde tout aussi simpliste. Dans les romans et les nouvelles de Roberto Bolaño, rien n’est simple. Il n’y a pas une intrigue, mais un enchevêtrement d’intrigues. Pire encore, les intrigues, les personnages et les lieux sont souvent présentés sous des angles différents dans d’autres romans, dans des nouvelles et des poèmes. Tout cela exige de la part du lecteur une vigilance de tous les instants. Les livres de Bolaño sont des images spéculaires du monde. Comme lui, ils sont hermétiques. Ils ne disent rien, ils montrent et c’est à chacun de prendre ses responsabilités et d’interpréter à partir de sa personnalité, de son vécu, de sa culture, de sa sensibilité, etc. ce qui s’offre à lui. Cela explique pourquoi Bolaño utilise si souvent des témoignages. Un témoignage est un point de vue subjectif sur un événement ; il ne permet en aucun cas d’établir une vérité. On comprend alors mieux l’attachement a priori paradoxal de Bolaño pour le genre policier : il lui permet presque naturellement de collectionner les témoignages. C’est ce qui se passe avec Les Détectives sauvages, mais aussi avec 2666, La Piste de glace et de nombreuses nouvelles. Et, même lorsque le genre n’est pas policier, Bolaño emploie souvent ce procédé, le personnage central étant raconté par un ou des narrateurs (Appels téléphoniques, Étoile distante, par exemple) ou alors il se raconte lui-même, tente de se justifier avec une mauvaise foi inévitable (Amuleto et surtout Nocturne du Chili). Il me semble que l’œuvre de Bolaño est l’expression d’un perspectivisme fondamental : le réel, en tant que donnée objective, n’existe pas. Il n’y a que des points de vue sur le monde et même la somme de ces points de vue ne permet pas d’établir la moindre objectivité. Cela est évident dans le domaine historique.[1] Le point de vue positiviste consistait à croire qu’il existe une Histoire avant qu’on en raconte l'histoire, consistait donc à croire que la détermination des faits par les historiens était possible. L’historien moderne sait pertinemment que la connaissance historique est lacunaire, que les événements ne sont compréhensibles que par le truchement des documents disponibles, documents qui ne sont que des points de vue sur les événements qu’ils relatent puisque ceux qui les produisent ne sont pas forcément de bonne foi, sont plus ou moins compétents, ne peuvent dire ce qu’ils croient avoir vu ou compris, cela dépendant, de plus, du moment où le témoignage est raconté, la mémoire transformant obligatoirement les faits.
« Les événements n’existent donc pas avec la consistance d’une guitare ou d’une soupière. Il faut alors ajouter que, quoi qu’on dise, ils n’existent pas non plus à la manière d’un “géométral” ; on aime à affirmer qu’ils existent en eux-mêmes à la manière d’un cube ou d’une pyramide : nous ne voyons jamais un cube sous toutes ses faces en même temps, nous n’avons jamais de lui qu’un point de vue partiel ; en revanche nous pouvons multiplier ces points de vue. »[2]
Si la plupart des textes romanesques de Bolaño sont bien des enquêtes, ce ne sont pas des enquêtes au sens policier du terme, mais au sens historique. Comme l’étymologie le montre, l’historien est un enquêteur : il recueille des témoignages et construit une intrigue[3] pour donner du sens des événements. Bolaño fait la même chose : il recueille des témoignages, sauf que, et c’est un comble pour un romancier, il ne leur impose pas toujours une cohérence, il ne choisit pas une intrigue, il laisse plusieurs intrigues se développer. Bien entendu, il s’agit tout de même de romans, mais, par l’intermédiaire de la fiction, l’objectif de Bolaño est de rendre compte de ce qui est : du mal. Le mal est la réalité du monde et ce mal, on ne peut qu’en rendre compte, on ne peut pas l’expliquer.C’est sans doute ce qui est au cœur de Síon, le poème de Cesárea Tinajero qui est considéré par Belano et Lima comme la quintessence de l’art. Le titre, Síon, désigne certes Jérusalem, mais dans la Bible, “Sion” désigne aussi un lieu bénéficiant de la présence divine. Hélas, les dieux se sont retirés du monde qui, à peine émergé du chaos, y retourne. Voici le poème :
Belano et Lima ont raison lorsqu’ils affirment qu’il n’y a aucun mystère dans ce poème. Il n’y a pas de mystère parce que tout est là. Le sens est là, reste à savoir quel il est. Bien sûr, il y a ici l’idée d’un passage progressif d’un calme absolu à un déchaînement de violence. Il en est de même du monde dont la fureur, prophétisait Cesárea Tinajero, sera à son comble dans les années 2600 et quelques. Dans Amuleto, Auxilio Lacouture est plus précise puisqu’elle pointe l’année 2666. Faut-il entendre par là que chaque année du troisième millénaire sera marquée du sceau de la Bête ? Quoi qu’il en soit, Amadeo Salvatierra racontera ce que, dans sa torpeur éthylique, il entendit Belano et Lima dire de Síon :
« Pendant un moment ma tête, je vous assure, a été comme une mer déchaînée et je n’ai pas entendu ce que les jeunes gens disaient, bien que j’aie saisi quelques phrases, quelques mots isolés, les prévisibles, je suppose : la barque de Quetzalcoatl, la fièvre nocturne d’un petit garçon ou d’une petite fille, l’encéphalogramme du capitaine Achab ou l’encéphalogramme d’une baleine, la surface qui est pour les requins la bouche du vaste enfer, le bateau sans voile qui peut être aussi un cercueil, le paradoxe du triangle, le rectangle-conscience, le rectangle impossible d’Einstein (dans un univers où les rectangles sont impensables), une page d’Alfonso Reyes, la désolation de la poésie. »
Il n’y a pas de mystère, mais une énigme, une énigme sans solution, si ce n’est celle que l’on veut bien lui donner. Tel est le dernier clin d’œil qu’adresse Les Détectives sauvages au roman policier. En principe, tout livre de ce genre se termine par la résolution de l’énigme initiale, Les Détectives sauvages se termine par des séries de devinettes plus cocasses les unes que les autres proposées par García Madero. Il y a d’abord la série enfantine des dessins de chapeaux mexicains vus de haut pour lesquels Lima et Lupe proposent différentes réponses sans qu’aucune ne soit avalisée et il y a enfin celle qui clôt le livre :
À chacun de dire ce qu’il voit à travers la fenêtre. Le réel n’est pas une donnée objective, le réel est une auberge espagnole et chacun y amène ce qu’il veut.
Article initialement publié dans le numéro consacré à Roberto Bolaño de la revue Cyclocosmia.
Roberto Bolaño, Les Détectives sauvages, Traduit par Robert Amutio. Christian Bourgois. 28 €
[1] Lire par exemple Comment on écrit l'histoire de Paul Veyne, ou encore De la connaissance historique d’Henri-Irénée Marrou.[2] Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, page 52. Seuil. 1971.[3] « Quels sont donc les faits qui sont dignes de susciter l’intérêt de l’historien ? Tout dépend de l’intrigue choisie ; en lui-même, un fait n’est ni intéressant, ni le contraire. » Ibid.