J’ai crains un instant que les divergences philosophiques que j’ai mentionnées dans mes notes précédentes entraînent une lecture orientée de la suite de cette transcription. Ce serait mal me connaître de croire que ces propos aient pu m’ancrer définitivement dans le rôle du défendeur. Heureusement, une volte-face s’opère quelques pages plus loin dans les propos d’André Comte-Sponville. De ce point de vue-là, Luc Ferry sait mieux s’y prendre lorsqu’il énonce une thèse pour enseigner dans le cadre très orienté d’ »Apprendre à vivre ». Il dit d’emblée qu’il ne partage pas tout à fait la thèse des Stoïciens, quand il débute ses explications, mettant à l’aise le lecteur. C’est certes un parti pris, mais il me convient bien.
Revenons sur les propos qui précédent ce changement et qui sont à la suite du questionnement sur le désir : « Parce que le désir est manque, et dans la mesure où il est manque, le bonheur nécessairement est manqué. C’est ce que j’appelle les pièges de l’espérance – l’espérance étant le manque même… ». Je suis d’accord l’espérance est engendré par le manque, elle est sa conséquence directe. Comme le désir est la cause du manque. Mais l’égalité, que suggère fortement l’auteur, entre ces trois notions est fausse. De même que la conclusion qui est au cœur du débat sur le bonheur manqué est aussi fausse par l’affirmation qu’elle apporte. J’ai horreur des formules.
À ce propos, en voici une d’Helen Keller que j’ai entendue hier soir : « De nombreuses personnes se font une fausse idée du bonheur. On ne l’atteint pas en satisfaisant ses désirs, mais en se vouant à un but louable ». On ressent d’emblée tout le poids du reproche implicite. Qu’est-ce qu’un but louable ? Je préfère celle-ci bien que la morale pèse encore en arrière-plan : « Lorsqu’une porte du bonheur se ferme, une autre s’ouvre; mais parfois on observe si longtemps celle qui est fermée qu’on ne voit pas celle qui vient de s’ouvrir à nous ». Mais ce qui me gêne c’est cette notion binaire (bonheur ou pas bonheur, telle serait la question) qui vient d’une idée fausse : l’unicité. Je suis d’accord avec l’idée derrière la formule. Quand on croit perdre le bonheur principal de sa vie, on occulte tous les autres bonheurs que l’on croit secondaires, mais dont la somme dépasse souvent ce que l’on a perdu. Certains rétorqueront que ce ne sont que des plaisirs et ils n’auront pas tort, car qu’est-ce que le bonheur si ce n’est un plaisir auquel on tient tout particulièrement ? Ce sera une belle transition pour la suite des propos d’André Comte-Sponville, le revirement que je vous ai annoncé. Mais avant cela, revenons à notre critique de l’espérance : « Nous ne cessons d’être séparés du bonheur par l’espérance même qui le poursuit. Dès lors qu’on espère le bonheur… on ne peut échapper à la déception : soit parce que l’espoir n’est pas satisfait (souffrance, frustration) soit parce qu’il l’est (ennui)… c’est ce que Woody Allen résume en une formule : Qu’est-ce que je serais heureux, si j’étais heureux ! » On ne peut nier les effets pervers de l’espérance, qui fait vivre, selon le dicton populaire à ne pas prendre à la lettre. André Comte-Sponville nous annonce sa principale thèse, une règle d’amour pour nous tous : Espérer un peu moins, agir et aimer plus . Luc Ferry m’a conduit vers ces propos dans la conclusion de « Apprendre à vivre », mais je n’oublie pas les propos de Thay concernant l’estime de soi. Là aussi, trop d’espérance peut nuire à notre bonheur, mais ni oblitérer toute espérance ni une espérance médiane ne sont la bonne solution. Alors que faire ? diriez-vous. Prenons les choses autrement, comme d’habitude chez une personne comme moi qui pense autrement par défi, par dépit ou par construction mentale. L’espérance peut nuire au bonheur, comme le tabac, l’alcool et le chocolat. L’espérance n’est tout simplement pas une condition pour accéder au bonheur. Vivre dans le présent est une bonne chose, mais notre cerveau a aussi besoin de repères temporels autant que de repères dans l’espace. La vie est faite de ces doux mélanges qui ponctuent notre quotidien. Un soleil radieux est plus appréciable en Mars qu’en Août. La connaissance de soi, la sagesse des anciens et de nos pairs, qui nous procure une vision profonde, une pensée élargie, sont autant d’atouts pour que les bonheurs de l’existence soient atteignables, en tout ou en partie, sans trop d’enjeu, sans trop d’objectif, de manière équilibrée, en lâchant prise, en vivant.
Et, pour conclure cette note, je reporte la citation de Pascal, page 28 du « Bonheur, désespérément » d’André Comte-Sponville, qui nous livre d’une manière un peu pessimiste, mais tout aussi amusant que le célèbre « il était une fois » qui ponctue nos contes de fées préférés : « Ainsi, nous ne vivons jamais, nous espérons vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais ». Let us be