Si un sujet réunit autour de lui un large consensus au sein de la classe politique française, c’est bien l’Union Européenne. Les extrêmes des deux bords exceptés, chacun semble s’attacher, avec plus ou moins d’enthousiasme, à poursuivre la construction de l’Europe, même s’il faut reconnaître que beaucoup de progrès restent à accomplir – les voix dissonantes des pays membres, notamment en matière diplomatique et d’intervention militaire en Libye, en offrent un récent exemple. Voilà pourquoi, dans ce contexte majoritaire d’assentiment, le dernier livre d’Aurélien Bernier, Désobéissons à l’Union Européenne (Mille et une nuits, 176 pages, 4 €) vient jouer les trouble-fête.
L’auteur dresse d’abord son constat : s’appuyant sur l’histoire du vieux continent de l’après-guerre, il avance que, depuis la CECA, l’Europe ne s’est jamais construite en faveur des peuples, mais des puissances économiques au sein d’un modèle qu’il qualifie aujourd’hui d’ « ultralibéral ». Au passage, il brosse les portraits au vitriol de quelques pères de l’Europe, Jean Monnet, Robert Schuman bien sûr mais, surtout, Jacques Delors. Aurélien Bernier réserve toutefois ses plus vives attaques aux institutions européennes nées au fil des traités. Illégitimité d’une Commission omnipotente composée de membres non élus, Cour de justice ne faisant que « consolider le néolibéralisme », système verrouillé par les traités dont certains (Traité constitutionnel de 2005 et Traité de Lisbonne de 2008) furent pourtant repoussés par referendum dans plusieurs pays, transfert irréversible de souveraineté législative et monétaire au profit de Bruxelles et de la BCE, rôle de l’Assemblée parlementaire réduit à quia, etc.
Il examine ensuite, non sans sévérité, les positions respectives des partis politiques français, y compris de ceux qui manifestent une méfiance, voire un rejet du projet européen. Cet examen le conduit à une conclusion : le système est ainsi construit qu’il empêcherait toute politique « de gauche » de s’appliquer, même si un parlement et un gouvernement légitimes en manifestaient la volonté. Pour sortir de cette impasse et promouvoir une Europe résolument sociale, l’auteur prône la « désobéissance européenne » qu’il qualifie de « légaliste », dont le but serait de « restaurer la primauté du droit national ». Les contours de cette action restent toutefois assez imprécis dans la mesure où il ne cite dans son essai que quelques pistes : « désobéir à tous les textes organisant le démantèlement des services publics », « refonte du code des marchés publics » en introduisant une clause environnementale privilégiant de facto les entreprises régionales ou nationales, adoption de règles protectionnistes destinées à « mettre fin au libre échange ».
La mesure la plus spectaculaire serait sans doute de « sortir de la monnaie unique et construire une monnaie commune » permettant « à chaque Etat de conserver sa monnaie nationale ». Cette monnaie commune serait, selon l’auteur, « utilisée dans les transactions commerciales et bancaires internationales. » « En restaurant des taux de change fixes et en arrimant les monnaies nationales à cette monnaie commune, poursuit-il, il est possible de garantir les monnaies européennes contre la spéculation. » Une affirmation de nature à soulever bien des perplexités – et pas seulement chez les économistes néolibéraux…
On peut, ou non, adhérer aux propositions d’Aurélien Bernier. Et le mérite de son livre est de proposer un débat sur un sujet qui concerne l’ensemble des Européens et reste encore tabou. En revanche, on s’inquiète de la manière dont il balaie d’un revers de la main les sanctions qui frapperaient la France si elle venait à mettre ce projet de désobéissance européenne à exécution. Car il s’agirait d’enfreindre la plupart des dispositions des traités de l’U.E., sans parler des accords de l’OMC et d’autres traités commerciaux bi ou multilatéraux. Or, penser, comme le suggère l’auteur, que la France pourrait, à elle seule, renégocier le statut de l’Union et ne subir aucune conséquence négative des sanctions qui lui seraient imposées relève d’un optimisme surprenant, voire d’une naïveté réelle ou teintée d’arrières-pensées politiques.
Il suffit de voir comment l’Allemagne et ses partenaires de l’Europe centrale et de la Baltique (version moderne et adoucie de la vision géopolitique de Friedrich Ratzel) se sont opposés à l’intéressant projet initial d’Union pour la Méditerranée (UPM) proposé en 2007 par la France pour s’en convaincre. Alors que Berlin anime l’Union baltique depuis 1992 – une transposition nordique de l’UPM première mouture, n’incluant que les riverains de la Baltique – la Chancelière allemande est parvenue à imposer que l’ensemble des membres de l’U.E. soient intégrés dans l’UPM. Cette stratégie traduit une volonté évidente d’éviter que la France n’exerce une trop grande influence dans le bassin méditerranéen ; elle risque de conduire l’UPM à l’échec qu’ont déjà connu, pour d’autres raisons, le Processus de Barcelone et la Politique de voisinage dans les relations avec le Nord de l’Afrique et le Proche-Orient, mais elle démontre surtout la difficulté que peut rencontrer Paris à promouvoir ses initiatives dans une communauté riche de 27 pays.
Il est évident que l’U.E. est loin de répondre à toutes les attentes de ses habitants, notamment en matière économique et sociale; le taux d’abstention croissant lors des différents scrutins européens l’indique; la hausse générale des tarifs des biens et services dérégulés - alors que la dérégulation était censée servir les consommateurs par le jeu de la concurrence - en offre un autre exemple. Il est tout aussi évident que la Commission fait preuve d’une imagination féconde dans la proposition de directives imbéciles, comme celle de 2009 visant à autoriser la production de vin rosé par… assemblage de vins rouges et blancs, ou les tentatives répétées, sous la pression des lobbies industriels, d’interdire les fromages au lait cru, piliers multiséculaires de notre gastronomie. Sans doute le programme revendiqué par Aurélien Bernier, visant à « reconquérir la souveraineté populaire par les urnes et par le droit » est-il théoriquement séduisant ; mais, sans pour autant faire preuve d’un pessimisme excessif, imaginer que la désobéissance européenne telle que décrite dans cet essai pourrait être couronnée de succès dans le monde complexe et multipolaire d’aujourd’hui n’est pas sans rappeler ce qu’écrivait Georges Perec dans Les Choses : « L’horizon de leurs désirs était impitoyablement bouché : leurs grandes rêveries impossibles n’appartenaient qu’à l’utopie. »
Illustration : François Boucher, “L’Enlèvement d’Europe”, 1747.