Je vais vous faire une confidence : jusqu’ici, je n’appréciais pas trop Sophia Aram et sa chronique sur Inter. J’avais pourtant commencé à l’écouter avec la plus grande bienveillance, puis m’étais découragé, allez savoir pourquoi – peut-être l’humour gentillet, un peu trop appliqué, peut-être l’antisarkozysme facile et consensuel, peut-être l’impression d’y trouver un certain mimétisme avec le démagogue Guillon, peut-être simplement le ras-le-bol de cette nouvelle figure imposée, l’humoriste-du-matin-ah-qu’il-est-bon-de-rire-un-coup-avant-d’arriver-au-boulot. De l’écoute curieuse de ses premiers billets j’étais passé à une écoute occasionnelle, puis à plus d’écoute du tout.
Et puis je suis tombé mercredi sur la vidéo de sa chronique du jour, relayée par une amie sur son profil Facebook : «Gros cons ? ». Tiens, une diatribe contre le gouvernement ? Eh non : une attaque à la truelle contre les électeurs du Front National. Le ton est plus grave, moins assuré que d’habitude ; la comique en est visiblement consciente, elle transgresse, et à plus d’un titre. Déjà, qu’un humoriste agresse de possibles auditeurs, à l’inverse du poujadisme sympa habituel dans la profession, ce n’est pas rien ; mais qu’elle s’en prenne, pire, à des électeurs ! « J’ai retenu, nous explique-t-elle, une chose sur laquelle tout le monde est d’accord : il faudrait arrêter de culpabiliser les personnes qui votent pour le FN, cesser le genre de raccourci qui pense que c’est des gros cons » ; ce serait « des gens malheureux, ils sont tristes, ils n’ont pas les idées claires, donc ils votent Le Pen pour exprimer leur chagrin », ou leur peur, ou leur colère. Basta : s’appuyant sur l’enregistrement d’un beau dérapage raciste d’un électeur du Front, la chroniqueuse d’Inter tranche : il n’y a malgré tout pas tant de différences que ça entre ces Français et des « gros cons ».
Quelques minutes de perplexité, puis une certitude se fait peu à peu : Sophia Aram vient enfin, pour moi, de gagner ses galons de comique politique.
Reprenons. Aram voit juste sur son postulat de départ : depuis quelque temps – et l’envolée des sondages et des votes pour le Front favorisent cela – l’évocation de l’électorat du FN se fait sur le double mode de la compassion et de la mauvaise conscience, à droite comme à gauche. A droite, on reconnaît plus ou moins clairement que l’échec de Sarkozy sur ses promesses, sur l’économie, le social, la sécurité mais aussi l’immigration, nourrit une rancœur et une désaffection d’électeurs qui s’en vont, en conséquence, voter FN. A gauche, on se tord les mains en évoquant en une triste litanie la France qui souffre, les exclus, les ouvriers dont Jospin avait oublié de parler et qui seraient victimes du mépris, voire de la prolophobie, des vilains bobos urbains. Quelle que soit l’explication retenue, le résultat est le même ; on se lamente (sans sembler en tirer vraiment de conclusions opérationnelles, mais c’est un autre problème) sur les catégories populaires qui se détournent des partis de gouvernement, du système « libre-échangiste » et prédateur, pour se « réfugier » dans le vote frontiste, protecteur et social.
L’électeur FN devient donc une victime. On a mis du temps à intégrer qu’il n’écoutait pas forcément des chants de la Wehrmacht au petit déjeuner ; passant, comme de coutume, d’un extrême à l’autre, on considère désormais son vote comme un grand cri qui vient de l’intérieur. Que ce cri se reporte sur le FN et pas, par exemple, sur l’abstention ou sur des partis proposant eux aussi la rupture avec le système libéral, comme le Front de Gauche/Parti de Gauche, ne semble plus interroger personne. C’est un fait : il serait normal que les classes populaires se détournent de la gauche pour aller, directement, au FN. Un responsable du MRC nous explique ainsi doctement dans une récente tribune, sorte de best-of de la littérature du genre, que les « élites de gauche mondialisées » stigmatisent « les passions populaires » (sic) et ont abandonné « le logiciel socialiste » pour « l’idéologie antiraciste », bref, préfèrent le basané à l’ouvrier, empêtrées qu’elles sont dans leur « décomposition ».
Curieusement, ce type de discours ressemble énormément à celui qu’il dénonce et prétend remplacer, c’est-à-dire l’antiracisme élevé au rang d’absolu, sur fond de fascination gauchiste pour les « quartiers sensibles » et les jeunes issus de l’immigration. Souvenez-vous : il n’y a pas si longtemps, aborder le sujet de la sécurité dans ces quartiers était tabou à gauche ; des épigones bourdieusiens venaient expliquer que les émeutes urbaines, la délinquance, les communautarismes ethniques en voie de développement étaient eux aussi des grands cris de désespoir, en réaction aux discriminations ambiantes, et qu’oser nuancer ce jugement relevait de la droitisation avérée, voire du racisme latent. Aujourd’hui les mouches changent d’âne : la victime n’est plus le Noir ou l’Arabe urbain, mais le prolo périurbain ; les actes de l’un comme de l’autre devraient être considérés avec la plus grande commisération, et avec la certitude qu’ils sont avant tout la résultante fatale de déterminants sociologiques d’airain que l’on ne saurait juger. Mouloud brûlait les voitures à cause des brimades de Dupont-la-Joie, maintenant Dupont-la-Joie vote FN à cause de Mouloud, fayot qui accapare trop la bienveillance des bobos du centre-ville. Les victimes changent, le discours, victimaire, reste.
Ces deux approches sont comme les deux faces d’une même pièce. Elles ont en commun la simplification abusive des problèmes, via le double prisme de la mauvaise conscience légèrement fascinée de ceux qui les énoncent, et surtout de la déresponsabilisation de ceux dont elles parlent. Le jeune sombrant dans la délinquance, l’électeur FN sont comme de grands malades au chevet desquels vont se pencher sociologues et sondeurs, en accumulant tant et si bien les explications (macro)structurelles que tout devient la faute de l’extérieur, et qu’aucune de leurs options ne peut vraiment leur être reprochée. Leur part de responsabilité individuelle, et l’idée qu’on puisse juger éthiquement de leurs motivations, tendent à être poussées de côté. Au bout du compte, dire que l’électeur lepéniste est, peut-être quand même dans certains cas, mû par ce qu’il convient d’appeler de la xénophobie – qu’il faudrait combattre – devient suspect ; aussi suspect que l’était le fait d’émettre certaines réserves sur le caractère totalement contraint d’actes délictueux, et de condamner ceux-ci.
Étrange débat politique que l’actuel, qui se change en compétition de victimes, sur le sort desquelles on se lamente, sans non plus prendre de mesures réellement effectives pour le changer. Au passage, on fait d’ailleurs le jeu de ceux que l’on est censé combattre : car si c’est bien pour « nous » punir que « le peuple » vote plus volontiers à l’extrême-droite, n’est-ce pas un peu parce que celle-ci est globalement dans le vrai, et nous vraiment dans l’erreur ? Il faudrait donc mettre beaucoup d’eau dans le vin de nos valeurs, même cardinales, en avoir honte, et par exemple ne plus se réclamer de l’antiracisme, mais dénigrer l’idéologie antiraciste, avec une moue consternée. Pour le coup, il n’y a pas plus direct accélérateur de la “ décomposition ” des élites, du débat politique, et des repères idéologiques, tous tirés à hue et à dia par des injonctions contradictoires et des triangulations à en perdre la tête.
Dans ce contexte confus, la sortie de Sophia Aram – oui maladroite, oui à ne pas mettre dans la bouche d’un candidat à la présidentielle, oui à ne pas prendre comme seul viatique politique – m’a semblé d’une fraîcheur bienvenue, comme un salutaire retour au réel dans sa simplicité. Comme la célèbre gifle de Bayrou au gamin de cité qui lui faisait les poches, comme les coups de Baudelaire contre son mendiant, elle refait soudain de celui qui reçoit l’attaque un individu à part entière, tenu pour responsable de ses actes. Ni monstre nazi, ni ravi de la crèche, l’électeur de Le Pen est une personne majeure, à laquelle on peut reprocher de céder à la connerie du vote pour un parti qui n’a jamais rien prouvé, si ce n’est son incurie gestionnaire. Avec qui on peut parler, s’engueuler, sans prendre d’excessives pincettes. En les traitant de gros cons (pas de fascistes, la nuance est de taille), Sophia Aram refait de ces Français des adultes que l’on a le droit de traiter comme des semblables. Ni pleurnicherie ouvriériste, ni diabolisation. Chiche ?
Romain Pigenel
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