Les corpus
[Illustration : Avec un St Simonisme en Don Quichotte et son compère Sancho prédicateur (fragment)
ARS FOL-JO-1333 (1)]
Le saint-simonisme est un mouvement de pensée réformateur influent du XIXe siècle. Il propose une réorganisation et une méthode de transformation totale de la société en jetant les bases d’une utopie industrielle conçue en opposition à l’ordre social issu de l’Ancien Régime. Il s’agit de bâtir le bonheur de l’humanité sur le progrès de l’industrie et de la science. Pour cela il faut rompre avec l’ancienne théologie féodale afin d’entrer dans un âge nouveau qui serait l’âge industriel de la science. Soutenue par une foi en l’Homme et en la technique, le saint-simonisme se propose donc de créer les conditions inédites d’une société nouvelle, fraternelle et pacifique.
[Illustration : Portrait de Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon ARS FE-ICONO-4]
A l’origine de ce mouvement de pensée post-révolutionnaire, un homme : Claude-Henri de Rouvroy, Comte de Saint-Simon (1760-1825). Disciple de d’Alembert, le comte de Saint-Simon est très fortement marqué par l’esprit de l’Encyclopédie tout en étant d’emblée impliqué dans l’ère industrielle naissante. La pensée de Saint-Simon évolue donc dans une période charnière de l’Histoire travaillée à la fois par la rupture entre un ordre révolu jugé inéquitable et la possibilité d’un changement aussi structurel que positif de la société. En réaction aux massacres de la Terreur puis au militarisme napoléonien, Saint-Simon prédit une société pacifiée par les sciences et la technologie, contrôlée par les industriels et les savants.
Ainsi, en 1803, il publie « Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains », dans laquelle il fait l’éloge de la science dès lors considérée comme une nouvelle religion. Les contours de sa doctrine se précisent en 1816 et 1817 lorsqu’il rédige « L’industrie », qui évoque le concept de « politique positive », le caractère « positif » désignant l’état de maturité d’une science sociale qui aurait bénéficié de tous les apports des autres sciences déjà constituées. Toujours en 1817, Saint-Simon se dote d’un nouveau secrétaire particulier âgé d’à peine vingt ans avec lequel il collaborera activement jusqu’à leur rupture en 1824. Ce jeune intellectuel n’est autre qu’Auguste Comte. Avec Saint-Simon, il rédige de nombreux ouvrages philosophiques et articles de presse puis théorise souvent les idées de ce dernier dans ses « Cours de philosophie positive ». En 1825, l’année de sa mort, Saint-Simon achève son testament idéologique dans « Le Nouveau christianisme », qui avant d’influencer bien plus tard la doctrine socialiste, produit un mouvement idéologique et religieux appelé le saint-simonisme. Les adeptes de ce mouvement qui connaît son véritable essor à l’occasion de la Révolution de 1830, vénèrent Saint-Simon comme un prophète.
[Illustration Collier saint-simonien en acier, bronze, laiton et cuivre : détail intérieur du pendentif
Arsenal FE-ICONO-35]
Religiosité, prédications, phalanstère de Ménilmontant, « papisme » de certains disciples comme Prosper Enfantin, vestes que l’on se boutonne dans le dos en signe de fraternité… On ne retient souvent des saint-simoniens que le ridicule sectaire, mais ce serait nier la part de ces mêmes saint-simoniens dans la plupart des réalisations industrielles majeures du XIXe siècle : la création du Canal de Suez et le développement du réseau ferré français notamment, censés réunir l’Orient et l’Occident.
Au-delà de l’aspect anecdotique, l’objectif déclaré de ces disciples veut que les institutions permettent « l’amélioration du sort moral physique et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » (confère « Nouveau christianisme »). Pour ce faire un seul mot d’ordre « A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses oeuvres ». L’émancipation complète de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre et le classement selon la capacité et les œuvres sont les deux thèmes majeurs qui font du saint-simonisme une des premières idéologies de la méritocratie française.
Ouvrage capital rédigé entre 1828 et 1830, « L’Exposition de la doctrine saint-simonienne » comprend les comptes rendus des conférences organisées rue Taranne à Paris par Bazard qui formait avec Enfantin une sorte de duumvirat officialisé dès Noël 1829. On y retrouve toutes les analyses les plus profondes du système saint-simonien et de cette « Loi historique » que Saint-Simon avait décrite : la société humaine dans son développement présenterait une succession d’états organiques (la constitution du polythéisme grec et celle de l’Eglise chrétienne) qui alterneraient avec des états critiques (la dissolution de ces forces provoquée par une montée de l’individualisme). Pour Saint-Simon, cette téléologie historique devrait aboutir à l’ultime finalité de l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme. A noter qu’un tel programme, soutenu par la possibilité d’une société meilleure et équitable, serait tout entier conditionné par le progrès de l’instruction des travailleurs pacifiques. L’ultime état organique de la loi historique serait alors marqué par une réorganisation du globe en une société industrielle ordonnée selon le mérite de chacun et non plus selon les privilèges héréditaires d’une minorité.
On reproche souvent à la pensée saint-simonienne de manquer de clarté, de cohérence et de ne pas parvenir à s’ériger en système. Néanmoins, de Thomas Carlyle à Friedrich Engels, beaucoup ont vu dans ce mouvement le point de départ de la plupart des idées du socialisme à venir. Plus étonnant encore, ce mouvement de pensée célébré par de nombreux marxistes allait nourrir les théories de nombreux réformateurs capitalistes.
Céline Raux – Département Droit, économie, politique