C’est le dernier livre que l’écrivain de Ropraz, décédé le 9 octobre 2009, a terminé. Face à face terriblement troublant entre un inquisiteur intérieur et l’écrivain, il met tout à plat en 31 chapitres brefs : sa vie, sa sexualité, sa foi, sa mort. Ex exclusivité pour L’Hebdo, les premiers extraits de L’interrogatoire, à paraître le 6 avril.
La jalousie
— Etes-vous jaloux?
— De quelle jalousie parlez-vous?
— De la jalousie d’amour.
— J’ai connu très jeune la personne avec laquelle je vis depuis quinze ans, nous avons quarante ans de différence. J’ai avec elle une relation assez étrange. Au début, elle avait été mon élève puis je l’ai vue faire ses études, entrer dans l’enseignement, devenir qui elle est.
J’AI USÉ DE L’ALCOOL JUSQU’AU DÉFI EXTRÊME. JE CROYAIS LE FIXER MOI-MÊME, CE DÉFI, EN FAIT JE ME DÉTRUISAIS.
Relation passionnelle, qui a connu (connaît encore) un caractère incestueux, c’est ma fille, en même temps c’est ma maîtresse, mon amante, ma compagne, et comme elle est très intelligente et intuitivement stratège, elle est devenue ma conseillère sur toutes sortes de terrains, assez grave, souvent sévère, – et ma complice amusée.
— Et de cette femme vous êtes jaloux.
— Au début je l’ai naturellement ressentie comme ma créature. Dieu est jaloux de sa créature.
— Ne fuyez pas dans l’absurde. Répondez. Etes-vous jaloux d’elle?
— J’ai cru que vous aviez compris. Oui, j’ai été jaloux d’elle. Je l’inventais, je devais craindre que quiconque m’enlevât ce privilège assez enivrant. D’autant que le corps de cette personne se faisait aussi intéressant, et désireux d’être guidé, que son esprit ardent et subtil.
Puis je me suis mis à comprendre qu’elle m’enseignait autant que je croyais l’enseigner. Qu’elle m’inventait comme je l’inventais. Qu’elle voulait de moi, et pour moi d’abord, beaucoup plus que ce que je montrais de moi au début de notre relation. J’ai compris qu’elle avait sondé en moi des lieux encore peu exploités, ou traîtreusement ignorés de moi, et qu’elle voulait que je les exploite.
Ainsi, à mesure que j’avais le sentiment de l’éduquer, de la former (drôle de mot), je prenais conscience que c’était elle qui m’éduquait en faisant de moi davantage que ce que j’avais cru en faire moi-même.
Comme si elle avait vu la part idéale, et la part possible, et qu’elle m’aidât avec tact, autorité, souvent humour, à les bien reconnaître et utiliser l’une et l’autre. Vous conviendrez que j’ai de quoi être jaloux d’une telle alliée.
De quelques pratiques sexuelles
— Vous n’avez pas parlé de sexe. Ou pas assez. Dans ce domaine avez-vous des préférences? Ou des envies refoulées?
— La plupart des dames que j’ai aimées reconnaissaient, Dieu merci, qu’elles s’étaient beaucoup masturbées.
— Cela convenait à votre humeur?
— D’autant mieux qu’alentour de ma cinquantième année j’ai commencé à me lasser du va-et-vient, quoi qu’il en fût de style canin,
– nécessité organique fait loi. Préférant à ces sportivités les voluptates portae, lingua aut digitu, parfois les deux, au rythme et dans le temps agréables, et calmes, et d’autant plus voluptueux, aigus, intenses, qu’une entière liberté de corps et de tête leur assure une pleine conscience du plaisir ainsi souhaité.
Ce qui n’empêche pas la pénétration, lingua aut digitu, dans quelque orifice heureusement gorgé d’attente ou plus étroit, tendu, resserré sur la langue ou le doigt qui le choiera.
— Vous prétendez que les femmes y trouvent leur compte. Qu’elles ne sont pas en demande de rapt, de pénétration, de perforation et de labourage à la trique…
— Je ne prétends rien, je constate. Je vois que l’amour «lesbien», l’amour de langue, de caresse longue, m’intéresse et m’amuse plus que la chiennerie vaginale.
— Résigné? Ou simplement empêché?
— Si je l’étais, je le saurais.
— Pourquoi nommer en latin certaines pratiques sexuelles?
Parce que je me suis beaucoup intéressé à lire Krafft-Ebing, la Psychopathia sexualis, le latin joue son rôle dès qu’il y a description, ou précision inconvenante. Cela prend la figure du jeu, à la fois banalisé et glorifié par la langue des savants.
Sans oublier que le latin a toujours une sonorité gourmande, pratique, en elle-même voluptueuse, qui ajoute pulpe et humeur au propos du spécialiste.
— Vous connaissez-vous des fantasmes, de simples envies, ou des désirs refoulés?
— Il n’y en a pas, dès lors que ma partenaire, la femme que j’aime et que j’ai dite, est à l’unisson dans le jeu.
— Etes-vous homosexuel?
— Il y a sans doute quelque chose d’homosexuel dans la masturbation réciproque. Quant à la langue, à son usage, et aux plaisirs de la bouche… J’aime l’odor feminae. J’aime les sucs. Les plis, la fente, le secret du lieu, des trous, et la souplesse des lèvres. J’aime quand la femme gémit. J’aime son souffle qui s’accélère. Quand elle se tend. Quand elle se cabre dans le plaisir. J’aime aussi les mots qu’elle dit. Et son sommeil. Et le rêve que je crois deviner sous la respiration calmée.
— Citez des auteurs, écrivains, peintres, cinéastes, qui répondent à vos pratiques.
— Baudelaire, Courbet, Ingres, Delacroix. Et João César Monteiro, le cinéaste portugais de La comédie de Dieu, où un vieux fabricant de sorbets goûte ses produits fondants sur la peau de ses employées nues. Et souvent en récitant le Cantique des cantiques.
Tout cela qui pourrait être kitch mais qui devient très troublant grâce à la beauté des fillettes et à la folie du vieillard à la langue véritablement éperdue.
— Et dans le cinéma français?
— Vous voulez parler des actrices? Je n’en vois guère que trois ou quatre, Sandrine Bonnaire (à cause du prénom), Juliette Binoche (la religion), Isabelle Huppert (la maigreur) et Fanny Ardant (à cause de la bouche et de la voix), pour incarner mes images.
Le suicide
— Avez-vous été tenté par le suicide?
— Non.
— Et dans l’avenir, vous tuerez-vous?
— Non.
— Possédez-vous une arme?
— Il n’y a pas d’arme chez moi. Ni revolver, ni aucune autre arme à feu. J’ai rendu mon mousqueton militaire à l’arsenal de Morges quand j’ai quitté l’uniforme. Je ne dissimule même pas la plus petite ampoule de cyanure.
— Vous avez été dans l’armée?
— J’avais les insignes du tir. J’étais chef de pièce dans l’artillerie anti-aérienne. Je lançais la grenade dans les montagnes de Lucerne. Les Suisses sont de furieux soldats. Héritage de mercenaires.
— Revenons au suicide. Vous êtes certain qu’il ne vous a jamais fasciné?
— Mon père s’est suicidé d’une balle dans la tempe en 1956. J’avais vingt-deux ans. Cette mort n’a pas cessé de m’habiter, ni de hanter plusieurs de mes livres. Il m’est arrivé de penser, c’était absurde, et peut-être une espèce de fuite, que mon père s’était suicidé à ma place. Que je n’aurais donc pas à le faire.
— Père suicidé, fils suicidé, il y a une tradition littéraire…
— Elle ne m’oblige pas.
— Et le suicide des autres?
— A chaque fois je revis les jours du suicide de mon père, et la négation du mien. En même temps je me réjouis d’être en vie, je lutte contre un sentiment de pitié, et je l’avoue de mépris, que j’éprouve quelques instants pour le mort qui a choisi cette mort au lieu d’affronter et de se battre.
Je ne parle pas des fascinés de la mort. Mais des perdants, des battus… Il me semble d’abord qu’ils n’avaient pas le droit de tuer leur unicité. Puis je mesure mon injustice, je me blâme de ma dureté, et je tente de songer avec humour à la devise des Vanités: hodie mihi, cras tibi, que je retourne évidemment à mon décompte: aujourd’hui toi, demain moi.
ILS NE SONT PAS NOMBREUX LES ÉCRIVAINS QUI ONT EU LA CHANCE DE NAÎTRE ET MOURIR LE MÊME JOUR.
— Avez-vous substitué à votre suicide un processus plus subtil, par exemple d’autodestruction par l’usage de stupéfiants?
— J’ai usé de l’alcool jusqu’au défi extrême. Je croyais le fixer moi-même, ce défi, en fait je me détruisais. Suicide différé. J’écrivais de sang-froid, le matin, c’était du travail sauvé, ensuite je buvais toute la journée et une partie de la nuit. Il y a vingt ans j’ai tout arrêté. La sobriété m’a nettoyé le corps et l’âme.
— Du moins voulez-vous nous le faire croire. Selon vous, on se désencombrerait complètement en se libérant de l’alcool.
— Non. Mais m’abstenir de l’alcool a permis une première liberté en me débarrassant de lieux, de gens, d’habitudes et de schémas de comportement qui m’emprisonnaient parce qu’ils étaient liés à l’alcool. Cette abstinence m’a nettoyé le corps, la tête, le désir, le sommeil, de la vieille chimie de la boisson. J’ai jeté le vieil homme avec l’alcool.
— Voilà pour l’autodestruction. Parlez encore de la mort des autres.
— Je ne compte plus les suicides de mes amis, ou de personnes que je connais, ou ceux des malheureux qui se sont jetés du Pont des suicidés, à quelques mètres du gymnase où j’enseignais. Là j’ai vu de cruelles scènes.
— Racontez.
— Non. Si je vous obéissais, j’entrerais dans l’ordre (et le désarroi) du roman, je préfère confesser qu’aujourd’hui l’évocation du suicide me fait exactement l’effet de la tache aveugle sur le regard: il se dérobe, paradoxalement il disparaît de mon champ de vision au moment où j’essaie d’en saisir le sens.
C’est comme un vertige, une paralysie de l’esprit, sans doute parce que le suicide appartient au secret le plus enfoui de l’être au monde. Infranchissable mur. Et dans l’emmurement la panique, et cette volonté de mort qui affole et qui contraint… A refuser comme le diable.
Le jour où je suis né
— Vous prétendez que votre livre, Un Juif pour l’exemple, vous a valu menaces et injures.
— Le dimanche 1er mars 2009, jour de mon anniversaire, les chars du Carnaval roulent au pas dans Payerne, ma ville natale, devant vingt mille personnes. L’un des chars se moque atrocement du martyre du Juif Arthur Bloch, assassiné pour l’exemple en 1942 dans cette ville par un groupe de nazis payernois soucieux de se manifester auprès d’Hitler.
Assommé à la barre de fer, achevé par balle, puis découpé en morceaux à quelques mètres de la Grand-Rue où les rigolards, cet après-midi-là, 1er mars 2009 à 14 h 30, exhibent salement son sacrifice. Etrange façon de s’amuser festivement. Et d’injurier un écrivain dont le livre, Un Juif pour l’exemple, a blessé la bonne conscience réjouie de toute une ville.
A l’époque les restes sanglants d’Arthur Bloch ont été enfermés dans des seaux à lait, la goguenarde boille des étables, et noyés au lac de Neuchâtel.
Or stupeur, ce 1er mars 2009, les amuseurs osent balader cette même boille sur un char de carnaval bariolé de sang rutilant et dégoulinant, avec d’infâmes devises «devoir de mémoire», etc. Et mon nom, Chessex, dont les deux S reproduisent exactement le sigle de la SS.
La fanfare hurle, les tambours battent, le public se tord de rire. L’infâme char va lentement sous une pluie de confettis, et sur le char, dans une boille peinturlurée de sang et ornée d’un tibia qui bringuebale aux tressauts du véhicule, les restes d’Arthur Bloch et la dépouille de Jacques Chessex égaient la foule sous le sigle nazi.
Payerne, dimanche 1er mars 2009. Le jour de ma naissance et de ma mort. Le lendemain, cadeau funèbre, ouvrant 24 heures, le journal le plus répandu à Lausanne, je découvre sur cinq colonnes la photographie de mon cercueil et mon nom affublé de sinistres ornements d’Himmler. Et dans le récipient agrandi par la photo que le journal très complaisamment étale, les restes du martyr Arthur Bloch et mon propre cadavre exhibé.
— Vous osez croire que l’événement fera date?
— Il m’a fallu une certaine vertu de silence, de distance, de concentration intérieure, pour me tenir loin de cet événement et de son exploitation misérable par un média sans honneur.
— Vous vous êtes reconnu seul à ce moment?
— J’étais l’auteur d’un livre, au plus près de ma conscience. Un livre qui exigeait d’être écrit. Je l’ai fait, il attendait en moi depuis des années, il me vaut la haine et l’injure. Et vous voyez, des menaces, des avertissements, des images de mort.
— Vos autres lecteurs? La communauté israélite?
— La communauté israélite a immédiatement réagi, et la CICAD, d’autres mouvements. Là, j’ai été assuré d’amitié et de soutien. Mais entendez-moi. Le mal n’est pas tant l’injure à l’écrivain, que la manifestation explicite d’un autre mal autrement plus sale et dangereux, un mal qui rampe, qui se ramifie souterrainement, qui empoisonne le sol et l’air, qui insinue et laidement trouve l’occasion d’exploser. Et de se répandre publiquement, ô médias complaisants, spectacles, scènes hideuses.
Le mal brun, la haine, la peur, la crasse «idéologique» imbécile et plate. Et si satisfait de lui-même, le mal, si sottement immonde. Le mal ordinaire dénoncé par Hannah Arendt, le mal qui prend la figure la plus commune, banale, quotidienne, pour s’emparer de nos existences et y établir son règne.
La sanglante mise en scène de Payerne, le jour de mon anniversaire, n’a de sens que si je l’interprète sous cet aspect: signe minable, mais grimaçant symptôme du Mal programmateur d’Auschwitz. Donc ignominie absolue.
— Reconnaissez que vous n’êtes pas triste d’avoir été pris pour cible! Même vilainement. Si l’on y regarde bien, c’est aussi une forme de consécration, bien malgré eux, que les voyous vous ont value.
— Consécration a contrario, ou à rebours, la chose est paradoxale. Ils ne sont pas nombreux les écrivains qui ont eu la chance de naître et de mourir le même jour.
Moi, c’est parce que j’ai écrit le martyre d’un Juif, et d’un Juif suisse en Suisse, dans un pays historiquement neutre, et en pleine occupation de l’Europe par Hitler. Je ne vous dirai pas que je m’en réjouis. Ni que je me prive d’en tirer une leçon de distance aggravée. Outre le rappel que la bêtise, et le mépris, sont opiniâtres à se pointer en tout lieu crépusculaire et crâne rouillé où ils repoussent.
Je reviendrai
— Donc vous vous êtes vu mort. C’est parfait. A la fin vous nous ferez croire que vous avez des vertus surnaturelles.
— Voir sa mort. Ou se voir mort. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose. J’ai vu ma mort dans une allégorie explicite, quoique dévoyée, c’était sur un char de carnaval, je voyais passer mon cadavre dans le hurlement des cuivres et le grelot des marottes. Je me suis vu mort, ayant subi le même sort que le personnage de mon roman.
Outre le tronçonnage et le sang dont je me souciais peu, vu l’état où j’étais censé me tenir, outre aussi l’horreur de l’injure à Arthur Bloch, me voir mort m’a fait prendre conscience, c’était à la fois précis et diffus, de l’extrême ténuité qui luit encore, ou s’insinue, tente de durer, entre l’état où je me sais en vie, forme, temps, respiration, et le néant, l’état de mort, où je serai rien dans aucun temps.
(…)
— Qui vous autorise à parler en initié de votre propre mort? Tant que je vous interroge, sachez-le, je ne tolérerai pas que vous en usiez avec la mort comme Guignol se joue des gendarmes!
— Je ne me moque ni de mourir, ni de la mort, ni de ma poussière de mort. Quelque chose en moi, qui parle de retour, me donne irrésistiblement la force de remonter de la poudre où je serai diffus à une espèce de parole, peut-être de voix, un souffle, un glissement d’air où les mots ne sont plus inaudibles mais deviennent précis, à nouveau doués de forme, de son, et capables de s’organiser en phrases.
Disons qu’ils sont silencieux, qu’ils se tiennent à hauteur d’oreille entre l’absence et l’écho, et voici, vous les entendez, je vous l’avais dit: «Je reviendrai.»
— Maintenant vous vous prenez pour le Christ. On finit comme on a commencé. Par le blasphème.
— Soyez paisible, on ne finit pas. Ce qui finit c’est la côtelette, le gigot des purs, l’os éclaté dans le feu. Qui sait si le doute, la foi, le remords, ne sont pas des modes du retour? Si la passion des corps, le goût du sang, la stupeur du jet d’urine, ne sont pas des façons de revenir rôder et marauder, et surprendre, voir, dérober, prendre, m’approprier ce qui m’était dû.
Me rendre le possesseur précaire de ce qui m’était annoncé. Qui sait si le retour n’est pas pareil à cette figure inquiète du Christ, qui viendra et reviendra «comme un voleur dans la nuit»?
Cette image de la nuit me porte, et avec elle, furtive, tenace, celle du voleur que sa lumière assimile à une flamme blanche dans le noir. Et moi je suis à la fois cette nuit, l’ombre qui a envahi la maison, qui garde les derniers recoins et débarras, et la flamme blanche qui avance dans les chambres, les couloirs, les resserres où le furtif se glisse et va à la façon des marlous.
— Avouez-vous que vous vous êtes assimilé à ce furtif?
— Oui je l’avoue, et je sais l’assimilation injurieuse. Mais cette image m’enchante. Toujours le retour. J’ai été visage troué de terre, ou semoule de l’ombre, je sors de ces fadeurs, je viens surprendre vos sommeils. Et le mien. Et mon songe. Mon absurde illusion de mortvivant.
— Vous vous soustrayez à la mort! Vous voulez vraiment le dernier mot…
— Ce n’est pas tant que je le veuille, le dernier mot est en moi. Il faut en prendre votre parti, Monsieur l’interrogateur, dussiez-vous crever de dépit, et ravaler votre questionnaire en bouchée aigre.
Nous n’aimons pas l’aigreur, Monsieur l’interrogateur, ni l’envie, ni la jalousie des justes. Nous aimons la folie qui ne se voit pas et qui dicte, et l’inattendu, le révélé, le montré qui ne devait pas l’être, le regard de l’idiot le vole et le mange, viande céleste, cascade fraîche.
Nous aimons les gouttes froides de l’ombre. Les surprises de la nuit. Or nous ne savons rien de la nuit, à peine du jour, nous savons l’attente, la calme attente impatiente qui parle en moi et se rit de vos mises en cause.
Parce que vous m’aiderez encore, Monsieur l’interrogateur, à m’éclairer en me provoquant. A piquer ma part d’ombre de votre langue serpentine. Ma part d’ombre ne change pas, ne se trouble pas, j’y vais avec vous et je regarde.
D’ailleurs, à force de nous parler nous nous sommes emboîtés et appariés comme la figure et son écrit, ou comme réfléchit le miroir, comme marche l’écho, ou comme la question ouvre la soute. Nous sommes inséparables, Monsieur l’interrogateur, simplement je prends congé.
— Non, attendez, il y a encore beaucoup de choses…
— Nous avons le temps.
— Vous n’avez rien dit de Dieu, ou si peu, rien de l’amour, rien de la peur…
— Vous auriez dû écouter mieux. Je dois vivre quelques années pour laisser venir d’autres mots de l’énigme. Même pas pour la définir, elle est sans forme et sans fond, au moins pour la délimiter. Vous voyez. J’aurai besoin de vous. Nous avons du pain sur la planche, vous et moi. Fixer une date? Prendre langue? Soyez tranquille, cher bourreau. Je reviendrai.
«L’interrogatoire». De Jacques Chessex. Grasset, 164 p. En librairie dès le 6 avril.
Source : http://www.hebdo.ch/jacques_chessex_convoque_son_double_94255_.html