C’est confondre allègrement ces trois manifestations que les Grecs désignaient sous les noms d’éros, philia et agapé. L’innocence du désir vient du corps, des sens ; il s’exalte de la vue d’un torse gracieux, de l’écoute d’une voix mélodieuse, du toucher d’une peau satinée, du baiser brûlant de lèvres entrouvertes. L’attrait affectif n’a pas besoin du sexe pour aspirer à être aux côtés d’une personne chère. La générosité vague déborde de la force d’un corps comblé, d’un cœur entouré et d’un esprit ouvert. Mais discourir sur l’amour de l’humanité au sortir du lit de sa maîtresse, voilà qui est du dernier culcul. L’Hâmour, traduisait Flaubert pour dire cet enfumage de l’esprit des bourgeois cuistres de son temps.
Vargas Llosa ne va pas si loin. Dans la société catholique, bien-pensante et militaire du Pérou des années 1980, sa subversion est de mettre en contradiction la mythologie, y compris religieuse, avec sa traduction moraliste bien-pensante. Il compose un vaudeville avec le mari, la femme, l’amant. Sauf que la femme est d’un second mariage, donc la marâtre du fils. Ce qui permet une combinaison érotique nouvelle. Sauf que le fils vient de faire sa communion et s’éveille à peine à la puberté des sens : il n’a qu’un peu plus de douze ans.
Comme Éros, il darde sa flèche sur qui lui plaît et dit toujours la vérité. D’où ce désir qui monte, l’acmé de l’amour pour les trois protagonistes, puis la chute dans la décence bourgeoise. Car la femme adulte résiste, au nom de la morale. Puis se laisse attendrir, puisque ces jeux sont innocents. Après tout, elle n’est pas sa mère mais une étrangère. Il n’est pas question de sentiments ou d’impudeur mais de sensualité.
Vargas Losa en fait un conte pour notre temps. Il convoque la mythologie grecque pour dire la puissance du regard qui engendre le désir. Il intercale ainsi des chapitres d’histoire symbolique entre les chapitres réalistes. Candaule, roi de Lydie, montre le cul de sa femme (qui l’a fort gros) à son ministre Gygès – mais pas touche ! Quel hypocrite… Diane au bain avec sa servante est observé tout dard dressé par un petit berger – mais on ne saurait se mêler aux dieux sans être consumé. Tout reste platonique… Une dame écoute la musique d’un jeune homme empli de désir – mais attention dit le mari, si je n’entends plus la musique, je viendrai vous surprendre. La musique sert de messager… Fra Angelico peint une Annonciation où l’ange rose et blond fait craquer toutes les filles. Pourquoi Marie ? Mystère insondable de l’innocence : elle portera un enfant dieu. Mais elle a bien été « remuée »…
« Sommes-nous impudiques ? Nous sommes entiers et libres, plutôt, et terrestres à n’en plus pouvoir » p.169. Car tel est l’amour, une fente palpitante qui aspire au jaillissement du membre frotté, une carapace retirée, des décors et habits jusqu’à la peau. « Abolis ont été aussi les sentiments altruistes, la métaphysique et l’histoire, le raisonnement neutre, les impulsions et œuvres de bien… », précise encore l’auteur (p.170). Il s’agit de fusion charnelle : « je te me donne, tu me te masturbes ».
Éros au XXe siècle est aussi incongru que l’ange annonciateur de la foi : qu’avons-nous fait de la vie, interroge ce conte ? Dans l’époque de repli frileux que nous connaissons, où toutes les religions (même la laïque) se réduisent aux principes d’un code desséché, ce genre de livre est blasphématoire. Lisez-le vite avant qu’il soit interdit !
Mario Vargas Llosa, Éloge de la marâtre, 1988, Folio 2008, 213 pages, €6.93