Tu n’as jamais expliqué, murmura la voix d’argent, pourquoi tu avais nommé ton ensemble de textes « Je peins le passage ». Tu pourrais peut-être en profiter en ces premiers jours de printemps, non ?
Si j’évoque la voix d’argent, qu’on n’aille pas s’imaginer une voix brillante, renvoyant soigneusement ses éclats vers les mille horizons, car au fond de sa gorge – je parle de la voix de la visiteuse – rôde un argent presque terni, des nuages ont passé constamment sur sa voix et les brumes y demeurent accrochées. Je me doute qu’on va entendre une voix effacée, rien n’est plus faux : c’est comme toujours un rire étouffé, on dirait que les cordes vocales sont enrobées dans la soie et que chaque mot prononcé se voit contraint de faire craquer l’enveloppe souple qui se reforme aussitôt ; je ne sais pas pourquoi je songe aux préludes de Fauré, cette douceur brillante cachée sous la couverture des notes lourdes, passées et repassées au fil des tonalités lointaines et qui se touchent pourtant, comment font-elles, qui peut le dire ? Il reste que l’auditeur de la voix de la visiteuse, entourée d’un monde, avance dans le temps sans voir les changements puisque les cordes vocales résonnent longtemps, oui longtemps, et nul ne sait quand leur vibration cessera. Oh, elle s’arrêtera, ces sons n’étaient pas destinés à rester, sauf que la mémoire curieusement s’accroche à l’éphémère de ce craquement prévenant, ce déchirement presque douloureux et le souvenir le cultive, infinie douceur d’un aveu toujours remis, la visiteuse a je crois parfois les sons cachés du glas, mais je n’en suis pas sûr et c’est cela qui dure, non la voix mais l’incertitude sur le sens réel de la voix d’argent gris, la voix dont je boirais volontiers tous les mots s’il m’était permis de les deviner avant que la voix les prononce. J’ai mille amitiés à transmettre sur le fil de cette voix dont j’entends le rire aussi, je l’ai dit, un rire de bleu caché sous les coussins du diable, l’affaire de vivre, le rire, cette absence dans le silence royal des pavements marbrés où le passé demeure, puisque les rides ont mordu dans ma façade usée, tant de nuits, tant de nuits.
Ah, j’avais oublié la question !
Le printemps est un printemps : ainsi peint-on le passage ; on ne dit pas LE printemps, à quoi bon, ce n’est jamais le même. Oh, je sais bien qu’abstraitement, comme ça, je peux définir le printemps, rien de plus simple, les petites fleurs, les amours de feuilles tendres au vert coquin qui bascule dans le transparent à la demande, oh, oui, cela je peux le dire… allons, n’importe qui sait dire cela. Or ce printemps qui arrive, tu sais toi ce qu’il dit précisément à l’instant où tu écris ? Non, non, cela va de soi. Et je comprends mieux pourquoi j’en suis resté à la voix de la visiteuse, elle au moins quand elle me reparlera, aura ces mêmes accents que j’ai décrits plus haut et donc j’aurai l’espoir que cela dure un peu … alors que le printemps, mon dieu, ça va vite, et puis on a bien le temps d’en reparler, non ? Si je considère l’espérance de vie moyenne des hommes, il me reste encore un peu moins d’une vingtaine de printemps. C’est largement pour gloser sur ce moment dont je regrette déjà l’emballement des chatons au bout des brindilles. La tendresse perce, j’aimerais en retarder la survenue toujours trop rapide… non, c’est ainsi et tout est bien.