Il tendit la main, prit tranquillement celle de Satsuki dans la sienne. Le contact de sa peau étonnamment lisse donnait une sensation de jeunesse. Comme si sa main avait toujours été protégée par un gant de cuir extra-fin, de qualité supérieure. Satsuki rouvrit les yeux, regarda Nimit. Il relâcha sa main, croisa les doigts sur la table. « Mon patron norvégien était originaire de Laponie, dit-il. Vous le savez sans doute, mais la Laponie est la province la plus septentrionale de la Norvège. On y trouve beaucoup de rennes. En été, la nuit ne tombe jamais, et en hiver, il n'y a pas de jour. Il est sans doute venu en Thaïlande pour échapper aux rigueurs du climat de son pays. C'est un endroit qui est exactement à l'opposé de la Thaïlande, si l'on peut dire. Il aimait vraiment la Thaïlande et avait décidé que c'est là qu'il reposerait. Mais jusqu'au jour de sa mort, il est resté nostalgique de la ville de Laponie où il était né et avait passé son enfance. Il me parlait souvent de cette petite ville. Malgré cela, pendant trente ans, il n'est pas retourné une seule fois en Norvège. Je pense qu'il avait vécu des choses un peu particulières là-bas, c'est pour cela qu'il ne voulait pas y retourner. Lui aussi, il avait une pierre au fond de lui. » Nimit souleva sa tasse pour boire une gorgée de café, puis la reposa soigneusement sur la soucoupe sans faire de bruit. « Il m'a parlé des ours polaires, une fois. Il m'a expliqué à quel point c'était des créatures solitaires: ils ne s'unissent qu'une fois par an. Une seule fois! Dans leur monde, les relations de couple n'existent pas. Sur la grande terre glacée de Laponie, un ours mâle rencontre fortuitement une ourse, et ils copulent. Pas très longuement, d'ailleurs. Dès que l'acte est terminé, le mâle s'écarte rapidement de la femelle comme s'il avait peur, et s'enfuit en courant du lieu de leurs amours. Il se sauve littéralement à toutes jambes, sans se retourner une seule fois. Ensuite, il passe à nouveau une année entière dans la plus grande solitude. La communication mutuelle n'existe absolument pas chez ces animaux. Pas plus que le rapprochement des cœurs. Voilà à quoi ressemble la vie d'un ours blanc. Du moins, d'après ce que mon patron m'a raconté. » « Quelle vie étrange, en effet, » dit Satsuki. « Une vie étrange, certainement, renchérit Nimit, le visage grave. Quand mon patron m'a raconté cette histoire, je lui ai demandé: Mais alors, dans quel but les ours polaires vivent-ils? » Il a souri comme si j'exprimais exactement ce qu'il ressentait, et m'a répondu par une autre question: « Et nous, Nimit, nous, dans quel but vivons-nous? » L'avion avait décollé et le signal lumineux des ceintures de sécurité venait de s'éteindre. « Une fois de plus, je m'apprête à rentrer au Japon », songea Satsuki. Elle essaya de penser à ce qu'elle allait faire une fois de retour, puis y renonça. « Les mots se transforment en pierres », avait dit Nimit. Satsuki s'enfonça profondément dans son siège, ferma les yeux. Puis elle se remémora la couleur du ciel quand elle nageait sur le dos dans la piscine déserte de Thaïlande. Elle se rappela aussi la mélodie de Souvenirs d'avril d'Erroll Garner. « Je vais dormir un peu, se dit-elle. Oui, voilà ce que je dois faire. Dormir. Et attendre le rêve. »In « Après le tremblement de terre » (Ed. 10/18)
Magazine Voyages
Qu’advient-il de nous après le chaos ? C’est la question que pose Haruki Murakami, de retour au Japon après le tremblement de terre de Kobe en 1995… Quelle autre réponse, hélas terrible, que celle du rêve, ou de la littérature. Car dans quel but vivons nous ? Effectivement…