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Les murs de nos nouveaux abattoirs sont épais

Publié le 23 mars 2011 par Taomugaia

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Il nous est arrivé à tous de regarder avec horreur et dégoût les scènes d'exécution sur la place publique des peintures du Moyen Âge ou des gravures du xviie siècle. Il est arrivé aussi à beaucoup d'entre nous de passer vite, écoeurés, dans quelque petite ville d'Espagne ou d'Orient, devant la boucherie locale, avec ses mouches, ses carcasses encore chaudes, ses bêtes vivantes attachées et tremblantes en face des bêtes mortes, et le sang s'écoulant dans le ruisseau de la rue. Notre civilisation à nous est à cloisons étanches : elle nous protège de tels spectacles.

À la Villette, aux chaînes n° 2 des nouveaux abattoirs, les veaux et les bovins, ces derniers après une chute brutale, sont suspendus en toute conscience avant l'exécution, ce qui permet (time is money) d'aller plus vite. Ce système est bien entendu interdit (par un décret du 16 avril 1964), ce qui n'empêche pas qu'il reste profitablement en usage. Les murs de nos nouveaux abattoirs (belle réalisation technique, à n'en pas douter, pourvue comme on voit de tous les perfectionnements) sont épais : nous ne voyons pas ces créatures se tordre de douleur ; nous n'entendons pas leurs cris, que ne supporterait pas le plus ardent amateur de bifteck. Les effets de la conscience publique sur la digestion ne sont pas à craindre.

Oscar Wilde a écrit quelque part que le pire crime était le manque d'imagination : l'être humain ne compatit pas aux maux dont il n'a pas l'expérience directe ou auxquels il n'a pas lui-même assisté. J'ai souvent pensé que les wagons plombés et les murs bien construits des camps de concentration ont assuré l'extension et la durée de crimes contre l'humanité qui auraient cessé plus vite s'ils avaient eu lieu en plein air et sous les yeux de tous. L'habitude, sur les places publiques du Moyen Âge et du Grand Siècle, mithridatisait assurément certains spectateurs ; il s'en trouvait toujours, pourtant, pour s'émouvoir, sinon protester tout haut, et leur murmure a fini par être entendu. Les exécuteurs des hautes oeuvres de nos jours prennent mieux leurs précautions.

« Mais quoi », s'écrie le lecteur, déjà irrité ou amusé (certains lecteurs s'amusent de peu), « il s'agit de veaux et de vaches dont le nom seul est ridicule, comme on sait, et vous osez évoquer à leur propos les pires crimes contre l'humanité. » Oui, sans doute : tout acte de cruauté subi par des milliers de créatures vivantes est un crime contre l'humanité qu'il endurcit et brutalise un peu plus.

Marguerite Yourcenar (Le temps, ce grand sculpteur)


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