Début 1973 paraissait un livre promis à un grand avenir éditorial en dépit du silence gêné qui devait entourer sa sortie et qui ressemblait à s'y méprendre à un enterrement de première classe, Le Camp des Saints, de Jean Raspail, paru chez Robert Laffont ici.
Je fus pourtant parmi les quinze mille lecteurs de la première édition, je ne sais trop pourquoi. Toujours est-il que ce livre m'avait ébranlé. J'avais encore 21 ans en ce début 1973, j'allais en avoir bientôt un de plus. Ce qui y était dit ne pouvait laisser quiconque indifférent, a fortiori le jeune homme que j'étais.
Je suis maintenant à l'âge des relectures, 60 ans. C'est pourquoi je me suis décidé à relire ce livre incandescent, comme je me propose de relire prochainement Les Poneys Sauvages, revu et corrigé l'an passé par Michel Déon. Avant cette relecture j'ai d'abord pris en mains la première édition, celle de 1973, pour la comparer à celle de 2011, et j'ai constaté que cette dernière édition se distingue de la première par quatre points.
Le directeur actuel de Robert Laffont, Leonello Brandolini, ouvre le livre par une note d'éditeur où l'on peut lire entre autres :
"Jean Raspail connaît mon opinion qui n'est pas la même que la sienne. Il connaît surtout la volonté que j'ai de permettre aux auteurs de s'exprimer en toute liberté. La même volonté animait Robert Laffont en 1973 quand il voulait faire découvrir Le Camp des Saints."
Le roman apocalyptique est également précédé d'une longue préface de l'auteur intitulée Big Other, allusion claire au Big Brother de George Orwell, qui est le personnage principal du roman d'anticipation de celui-ci, 1984, alors que la première édition était précédée de ce seul avant-propos :
"Je voulais écrire une longue préface, m'expliquer, montrer que tout cela n'est pas tellement utopique et que même si l'action symbolique peut paraître invraisemblable à certains, il s'en présentera, inéluctablement, une autre de même nature. Il suffit de se reporter aux effarantes prévisions démographiques de l'an 2000, soit dans 28 ans : sept milliards d'hommes, dont neuf cent millions de Blancs seulement.
Mais à quoi bon ?
Cependant, je me dois de signaler au lecteur que de nombreux textes prêtés à la parole ou à la plume de mes personnages, éditoriaux, discours, mandements, lois, reportages, déclarations en tout genre, sont textes authentiques. Peut-être les reconnaîtra-t-on au passage...Appliqués à la situation que j'ai imaginée, ils n'en deviennent que plus lumineux."
Des trois citations en exergue du livre, il n'en reste plus qu'une, celle tirée du XXe Chant de l'Apocalypse :
"Le temps des mille ans s'achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée."
Les deux autres citations sont passées à la trappe :
"Mon esprit se tourne de plus en plus vers l'Occident, vers le vieil héritage. Il y a peut-être bien des trésors à retirer de ses ruines...Je ne sais." Lawrence Durell.
"A y regarder de l'extérieur, l'amplitude des convulsions de la société occidentale approche du point au-delà duquel cette société devient "métastable" et doit se décomposer." Soljenitsyne.
Enfin l'histoire se passe en un temps où le pape imaginé par Raspail s'appelle... Benoît XVI. L'auteur a tenu à préciser dans une note figurant à la fin de l'ouvrage que "le pape de fiction ici mentionné ne saurait d'aucune façon être confondu avec Notre Très Saint-Père le pape Benoît XVI, auquel je fais hommage de ma confiance et de mon respect."
Cette dernière note est curieusement datée de janvier 2006, alors que le livre a été réédité en 1978, en 1985 et en janvier 2011...
Autrement, pas un mot n'a été changé. En le lisant on mesure le chemin parcouru en 38 ans. Aujourd'hui l'auteur ne pourrait plus écrire ce "livre impétueux, furieux, tonique, presque joyeux dans sa détresse, mais sauvage, parfois brutal et révulsif au regard des belles consciences qui se multiplient comme une épidémie", tel qu'il le décrit dans sa préface.
Ce brûlot serait "impubliable aujourd'hui, à moins d'être gravement amputé.", souligne-t-il dans cette même préface. Pour preuve, en annexe, est publié l'index des 87 motifs (relevés par deux avocats) de poursuites judiciaires qui pourraient être engagées contre lui en vertu des lois Pleven, Gayssot, Lellouche et Perben, si elles étaient rétroactives, lois qui empêchent les questions de fond, notamment celle de l'immigration, d'être débattues librement et favorisent la montée des extrêmes.
Si en 1973 j'ai été ébranlé, en 2011, 38 ans plus tard, j'ai, par moments, été choqué par la violence du ton et séduit, dans le même temps, par la qualité du style. Aurais-je changé ? Aurais-je été contaminé par la bête dont parle Raspail, ce Big Other qui empêche les occidentaux de se défendre pour leur survie et fait voter des lois pour mieux les en empêcher et les réduire au silence ?
L'intrigue est simple. Il y a d'une part le paradis occidental et de l'autre une multitude d'hommes du Gange complètement démunis. Spontanément ces derniers sont près d'un million à embarquer sur une centaine de bâteaux qui pourront tout juste accomplir le trajet de l'Inde jusqu'aux rivages méditerranéens du sud de la France, pour mettre un terme à ce triomphe occidental indécent auquel ils opposent "la force triomphante de la faiblesse" :
"[Les] armes [de cette flotte d'envahisseurs] sont la faiblesse, la misère, la pitié qu'elle inspire et la valeur de symbole qu'elle a prise dans l'opinion universelle."
Car, pendant le trajet qui dure soixante jours, ces hommes, femmes et enfants, qui souffrent et qui puent, suscitent la compassion humanitaire de la plupart des habitants du monde occidental qui voient en eux "l'apport de la civilisation du Gange à l'accomplissement de l'homme" et ne comprendront que trop tard ce que leur réserve réellement cette invasion, c'est-à-dire la servitude.
Seuls quelques uns d'entre eux ont compris que cette "armada de la dernière chance" allait détruire leur civilisation et préféreront résister à cette invasion, sans se faire aucune illusion, et mourir pour ne pas subir le joug et les humiliations qui leur sont promis.
Pour qualifier les pays occidentaux Jean Raspail parle à plusieurs reprises de peuple des Blancs. Il ne faut toutefois pas se méprendre. Il entend par là les "fils spirituels des Grecs, des Latins, des moines judéo-chrétiens et des Barbares de l'Est".
A la fin du livre il précise d'ailleurs par la bouche d'un noir de Pondichéry qui fait partie de la poignée d'irréductibles, voués à la mort plutôt qu'à la soumission :
"Etre blanc, à mon sens, n'est pas une couleur de peau. Mais un état d'esprit."
Pour donner une idée de la violence de certains passages du livre, je me risque à en citer un, qui n'est pas le plus violent. Sur la route de "l'armada de la dernière chance", la Commission de Rome décide de la ravitailler à la hauteur de São Tomé sans se douter d'ailleurs que les européens essuieront de la part de la flotte une véritable rebuffade :
"On montrerait à ces malheureux et au monde entier, le vrai visage de la race blanche ! Sur l'aérodrome de São Tomé, ce fut aussitôt la ruée. Le carrousel de la charité, cent avions attendant leur tour d'atterrir sous le ciel plombé de l'équateur. La curée ! Un morceau de choix de bons sentiments. Une pièce montée d'altruisme. Un chef d'oeuvre de pâtisserie humanitaire, fourré d'anti-racisme à la crême, nappé d'égalitarisme sucré, lardé de remords à la vanille, avec cette inscription gracieuse festonnée en guirlandes de caramel : mea culpa ! Un gâteau particulièrement écoeurant."
Comme on le voit, Jean Raspail force le trait, ne fait pas dans la dentelle. C'est comme un cri de rage qu'il pousse, parce que ce pessimiste pense que le monde ancien qu'il a connu ne peut qu'inéluctablement disparaître et qu'il ne peut pas s'y résoudre. Aujourd'hui il ne se renie pas. Agé de 85 ans, il emploie ses dernières forces à lutter contre cette disparition qu'il considère pourtant comme inévitable, démographie oblige.
La question qui se pose est la suivante : Jean Raspail a-t-il raison de prophétiser ainsi le déclin de l'Occident, en entendant par là la fin de sa civilisation ? Force est de constater qu'aujourd'hui la richesse du monde se trouve encore entre les mains de cette minorité d'hommes, qui l'ont certes créée par leurs mérites, leurs labeurs, en suant sang et eau, mais qui ne peuvent que susciter l'envie de ceux qui n'ont pas eu la chance de naître sous de tels cieux, baignés dans une telle civilisation.
D'un côté les hommes qui se pressent aujourd'hui à Lampedusa, qui se pressaient hier à Melilla, semblent donner raison à Raspail, de même que tous les immigrés extra-européens, hermétiques aux valeurs judéo-chrétiennes, qui se trouvent déjà en Union européenne et qui pourraient bien être majoritaires dans quelques décennies, démographie oblige.
De l'autre il ne faut pas oublier que d'autres hommes, dans des pays gigantesques, comme le Brésil, l'Inde ou la Chine, sortent peu à peu de la misère en prenant leur destin en mains. Ils prouvent qu'il est possible d'en sortir mais que cela ne peut se faire que par l'exercice de libertés d'agir toujours plus grandes, semblables à celles qui ont fait prospérer naguère l'Occident. Lequel devrait comprendre qu'il est de son intérêt de ne pas empêcher les pays pauvres, par des protections à sens unique, de commercer avec lui.
Et puis, on peut rêver : si les occidentaux se remettaient à faire des bébés ...
Francis Richard