Suite du débat sur les sondages, Délits d’Opinion a rencontré Bruno Jeanbart, Directeur général adjoint d’OpinionWay.
Délits d’Opinion : Quels sont, selon vous, les principaux apports et principales limites de cette proposition de loi ?
Bruno JEANBART : Le principal apport de mon point de vue réside dans la manière constructive dont les Sénateurs ont mené leur travail, en consultant de nombreux experts et les principaux concernés, à savoir les instituts d’étude. Je ne fais pas partie de ceux qui considèrent qu’une nouvelle loi dans ce domaine était nécessaire, car la loi de 1977 révisée en 2002 contient déjà beaucoup de dispositions encadrant la publication de sondages politiques (c’est la limite de ce texte pour moi). Le rapport des Sénateurs part du postulat que les sondages influenceraient le vote, sans jamais le démontrer. D’où pour eux la nécessité d’une loi. Je ne partage pas cette opinion, et la plupart des travaux de recherches menés dans ce domaine ne confirment pas cette thèse. Toutefois, c’est aux parlementaires de juger de l’opportunité d’une telle loi et il est plus qu’appréciable de constater qu’ils l’ont fait dans un esprit ouvert, en ne se concentrant pas sur des faux débats, du type nécessité d’interdire les sondages pendant x jours avant une élection. De ce fait, ils prennent en compte la réalité : rappelons que s’il y a des sondages, c’est parce qu’il y a une demande, notamment des médias. Dans ce contexte, le renforcement du pouvoir de contrôle de la commission des sondages et la réflexion sur sa composition me semblent de nature à maintenir et garantir la qualité de travail des instituts et constitue une avancée.
Délits d’Opinion : Un des points principaux concerne la difficulté à comprendre le passage du chiffre brut au chiffre redressé, qui est publié ; les instituts de sondage avaient même été qualifiés de « maison de redressement ». J’imagine que vous êtes opposé à la publication des chiffres bruts ?
Bruno JEANBART : Je vais vous surprendre mais vous avez tort : je ne suis pas opposé à cette disposition. J’ai conscience d’être minoritaire à penser cela parmi mes collègues des autres instituts et je comprends même leurs arguments pour s’opposer à ce principe. Je les trouve souvent légitime. Je pense toutefois que la demande de « transparence » (quel que soit le jugement que l’on puisse porter sur cette demande) est une tendance lourde des sociétés démocratiques et qu’elle ne va pas s’arrêter mais plutôt s’amplifier. Il est donc logique que cette demande concerne aussi les instituts de sondage. Dès lors, nous devrions tenir compte de ce phénomène et « devancer l’appel » plutôt que se laisser imposer l’obligation de le faire. J’y vois un autre avantage : casser l’idée reçue de sondages d’intentions de vote qui relèveraient de la pure magie alors que les techniques de redressement s’appuient sur des principes normés, testées par nos prédécesseurs dans le métier et sur lesquelles nous réfléchissons en permanence pour tenter de les améliorer. L’idée des Sénateurs ne consiste pas à demander leur publication dans le journal qui publie l’enquête (ce qui poserait problème car rendrait difficilement lisible le résultat de l’enquête), mais de rendre les étapes du redressement accessibles et consultables par les citoyens. Or nous fournissons déjà ces données à la commission des sondages. On se rendra d’ailleurs très vite compte que les résultats redressés des instituts sont bien plus justes que les résultats bruts.
Délits d’Opinion : Un autre point soulevé par cette proposition de loi concerne la gratification des personnes sondées. Que pensez-vous de ce débat ?
Bruno JEANBART : Il s’agit d’un faux débat, lié à un manque de compréhension de ce qu’est la gratification des sondés. Personne ne gagne de l’argent en répondant à des sondages. On entend tout et n’importe quoi sur ce sujet. Lorsque je lis des articles sur des « sondés » qui seraient payés, sous entendu « achetés », cela me fait sourire car cela relève soit de la mauvaise foi, soit de la méconnaissance. Sur ce sujet d’ailleurs, je note que personne ne félicite les instituts pour leur transparence, si souvent décriée. La profession a toujours expliqué que les personnes appartenant à un panel (on ligne ou off line) bénéficiait d’éléments de fidélisation et certains font semblant de mettre à jour ce phénomène à travers de pseudo investigations. Il faut bien comprendre qu’interdire les gratifications, contrairement à ce qu’espèrent certains, ne changerait pas le cours de l’histoire, à savoir l’inexorable progression de la part des sondages réalisés en ligne dans le volume des sondages publiés. En revanche, elle pourrait avoir des effets pervers très important : comment par exemple les chercheurs pourraient ils continuer à suivre ce que l’on appelle les parcours électoraux, qui nécessitent de constituer des panels, par téléphone ou en face à face et donc de « gratifier » les sondés pour s’assurer de leur fidélité, condition indispensable pour garantir la qualité de ce dispositif, si une telle mesure est adoptée ? Par ailleurs, ne pas « gratifier » peut également conduire à sur-représenter les personnes qui aiment donner leur avis quand tout notre travail consiste à tenter de limiter ce genre de biais. Ce qui compte dans une enquête, c’est bien plus la qualité de l’échantillon interrogé que de débattre de modes de fidélisation qui présentent bien plus d’avantages que d’inconvénients. Les Sénateurs nous disent que répondre à un sondage « est un geste citoyen ». Je ne vois pas bien en quoi. Si on pousse cette logique à son terme, il conviendrait alors, comme pour le recensement, de rendre obligatoire le fait de répondre aux sondages, ce qui est bien entendu absurde.
Délits d’Opinion : Opinion Way s’est démarqué par la mise en place d’une chaîne de production d’études exclusivement en ligne, il y a plus de 10 ans de cela. Que répondez-vous à ceux qui mettent en doute la qualité de cet échantillon ?
Bruno JEANBART : Je leur réponds qu’il y a 30 ans, lorsque les sondages politiques ont commencé à être effectué par téléphone, on nous expliquait que ces échantillons téléphoniques n’avaient aucune valeur. Que les détracteurs des enquêtes en ligne regardent aussi tous les travaux de comparaison effectués entre les résultats obtenus par ce mode d’interrogation et les autres modes d’interrogation, comme celui mené encore récemment par le Credoc : ils ne pourront alors que constater que la conclusion est toujours la même, à savoir la très forte convergence entre ce mode de recueil et le recueil téléphonique. Et qu’ils interrogent les chercheurs du Cevipof, avec lesquels nous menons des expériences de comparaison depuis 2007 sur les enquêtes en ligne politiques. Ils ne nieront pas qu’il puisse y avoir des différences, mais ils vous expliqueront que la qualité de la mesure n’est pas moindre en ligne. Comme je le répète souvent, il n’y a pas de mode de recueil parfait, chacun a ses avantages et ses inconvénients. Les études en ligne ont incontestablement fait la preuve de leur qualité, aussi bien en France qu’au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis. C’est un débat d’arrière-garde qui fait sourire les principaux commanditaires d’étude, à savoir les entreprises, qui ne se posent plus ce genre de questions aujourd’hui. Imaginent-on vraiment qu’elles investiraient dans ce type d’outils si elles avaient le moindre doute sur sa fiabilité ?
Propos recueillis par Olivier