Le 25 février dernier, la maison d’édition HarperCollins, qui commercialise une offre numérique à destination des bibliothèques par l’intermédiaire de la société américaine OverDrive, a provoqué un tollé en annonçant au Library Journal une modification des termes de son programme de prêt. Annoncée la veille dans une lettre adressée par la société OverDrive (qui déjà prend ses distances, et s’en expliquera quelques jours plus tard sur son blog) aux bibliothèques américaines partenaires, cette modification vise littéralement à imposer une date de péremption aux titres aux ebooks de l’éditeur : chaque fichier pourra être emprunté au maximum 26 fois, au terme desquelles il ne sera plus utilisable et devra être racheté.
Si cette décision scandaleuse semble être passée à peu près inaperçue en France (citons le site de l’ENSSIB), elle a suscité une levée de boucliers chez les bibliothécaires outre-Atlantique, et même un boycott (cf. la sélection d’articles du site de Librarian by day). En effet, la décision de HarperCollins est difficile à saisir.
Tout d’abord, cela revient à vouloir transposer (une fois de plus) au livre électronique une limitation du livre physique : parce qu’un livre papier s’abîme avec le temps, il faudrait artificiellement réduire la durée de vie du ficher numérique correspondant (voir l’article du Guardian). Plutôt que de s’obstiner à vouloir recréer (sans contreparties) des contraintes naturellement absentes du format électronique, il faut développer un nouveau modèle en fonction des spécificités du numérique ; l’édition est peut-être frappée de plein fouet par la révolution numérique, mais ce n’est certainement pas en se raccrochant désespérément au modèle du livre physique, en refusant de regarder devant elle, qu’elle pourra éviter la chute vers laquelle le courant l’entraîne.
Mais surtout, la durée de vie réelle d’un livre en bibliothèque est bien supérieure à celle que prétend imposer HarperCollins (26 cycles de prêt, soit entre un an et un an et demie d’emprunts continus ; voir à titre de comparaison cette vidéo). Cela laisse penser que, bien loin de rechercher un réel « équilibre entre les missions et les besoins des bibliothèques et de leurs lecteurs et ceux des auteurs et des libraires », comme l’éditeur tente de justifier sa décision dans une « Lettre ouverte aux bibliothécaires », la maison d’édition cherche au contraire à maximiser ses profits au détriment de tous. On peut comprendre que la durée de vie théoriquement illimitée des fichiers électroniques (je dis bien « théoriquement », car l’obsolescence des formats et des supports peut en pratique en réduire fortement la longévité) puisse l’inquiéter. Mais comment croire encore à sa bonne foi lorsqu’il avance, après « plusieurs mois » de réflexion, un chiffre sans aucun lien avec la réalité de la vie d’une bibliothèque?
De nombreux commentateurs s’accordent à dire que non seulement HarperCollins ne verra pas les résultats escomptés mais, qu’en plus, la maison d’édition se tire une balle dans le pied. En effet, confrontées à des restrictions budgétaires toujours plus sévères, les bibliothèques ne vont pas acheter des titres en version électronique qui leur coûtent souvent plus cher que les versions papier (les réductions pour volume d’achat ne s’appliquant pas aux livres numériques), qu’elle devront repayer sans fin tout en ne pouvant les prêter qu’à une seule personne à la fois, qu’elles n’auront pas le droit de revendre lorsqu’elles les retireront de la circulation, et dont la compatibilité avec les supports de lecture des lecteurs n’est même pas garantie.
Ainsi, la décision de HarperCollins risque au contraire d’entraîner une baisse de ses ventes de livres électroniques en bibliothèques. Et croire que cela va faire augmenter ses ventes aux particuliers (la cannibalisation des ventes de livres électroniques par les prêts en bibliothèque est une autre crainte des grands éditeurs, également mentionnée, à leur demande, dans la lettre de la société OverDrive) est complètement méconnaître le rôle éducatif et informatif des bibliothèques, qui font la promotion de la lecture en général et des livres en particulier. Plutôt qu’une menace, sont de formidables outils de publicité pour les éditeurs. Face à l’indisponibilité d’un titre, certains lecteurs se tourneront peut-être vers l’achat, mais ce n’est pas un pas qui sera systématiquement franchi (notamment si les bibliothèques informent leurs lecteurs sur les raisons de cette indisponibilité, ce qui est à parier) et d’autres se tourneront au contraire vers le piratage (que les grands éditeurs semblent s’obstiner à encourager malgré eux et en dépit du bon sens). Une chose est sûre en revanche : ce seront de nombreux rendez-vous ratés entre auteurs et lecteurs.
Si certains doutent de l’efficacité d’un boycott, craignant que cela nuise avant tout aux lecteurs (cf. les articles du site de Librarian by day), ou si d’autres font remarquer que les éditeurs Simon & Schuster et MacMillan, eux, n’autorisent pas le prêt de livrels en bibliothèque, tout le monde semble s’accorder à dire que la situation est inacceptable, que le débat sur le livre électronique n’a été que trop longtemps repoussé. Il ne faut pas laisser passer l’occasion de discuter.
Malgré elle, la maison d’édition HarperCollins a mis le sujet sur la table, et c’est maintenant aux bibliothécaires (et aux lecteurs, libraires, éditeurs indépendants, auteurs) de tirer profit de la très forte mobilisation que cette décision a suscitée pour faire valoir leurs revendications et proposer des alternatives. D’une manière, pour lancer la construction d’un nouveau modèle durable, adapté et équilibré. Ce boycott a le mérite d’attirer l’attention car, comme le résume Sarah Houghton-Jan, qui y est favorable, dans un article intitulé « Que la révolution du livrel dans les bibliothèques commence » : « Oui, cela signifie qu’il va falloir renoncer à la plupart des titres les plus demandés. Mais vous savez quoi ? À moins de prendre une position ferme, nous ne serons pas entendus. »
Ce nom vous dit quelque chose ? Fréquemment citée en ce moment dans le milieu de la lecture numérique, Sarah Houghton-Jan, alias Librarian in black, est également l’auteur de la Déclaration des droits des lecteurs d’oeuvres numériques. Droits des lecteurs, DRM, restrictions de prêt… je suis convaincu que cette polémique est intrinsèquement liée à toutes les autres problématiques relatives au livre numérique, et qu’elles nous concernent tous. On ne pourra pas les ignorer indéfiniment, ni les régler individuellement : il faut une solution globale, pensée pour le numérique et à partir du numérique, et acceptable par tous – et c’est le moment de la réclamer. Et même si en France le marché du livre électronique est beaucoup moins développé (et le prêt de livrels en bibliothèque quasi inexistant, comparé aux 66 % de bibliothèques qui proposent des livrels au prêt aux États-Unis), il est important que nous, lecteurs, auteurs, libraires, bibliothécaires, mais aussi les éditeurs, rejoignions le débat pour assurer maintenant la défense de nos intérêts communs et d’établir un modèle durable pour le livre numérique.
Nous tenons à remercier tout particulièrement LCNR, lecteur d’eBouquin, pour la rédaction de cet article.