Passage Afghan (Rall)

Par Mo

Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, Ted Rall décide de partir pour l’Afghanistan afin de couvrir le conflit pour le compte du journal Village Voice. Un séjour qui se déroule entre novembre et décembre 2001. Ses objectifs : rencontrer les populations et rendre compte objectivement de la réalité en temps de guerre, loin des clichés diffusés par les grosses pointures médiatiques comme CNN.

Il dénonce, témoigne et se bat pour préserver son intégrité professionnelle. Ses propos sont mordants, incisifs, directs… en deux mots : sans concessions.

Deux entrées dans cet album :

Rall © La Boîte à bulles - 2004

- une première entrée (couverture de gauche) contient un dossier de presse constitué d’articles écrits par le journaliste entre mi-septembre et fin décembre 2001. Le premier texte (rédigé le 18 septembre 2001) revient sur les attentats et leurs conséquences : une population américaine en état de choc et confrontée à une douloureuse introspection (la suprématie américaine est mise à mal et, pour la première fois, les américains se sentent vulnérables sur leur propre territoire), un Gouvernement pointé du doigt… Les articles qui suivent ont été rédigés dans le cadre de son séjour afghan, une expérience vécue « la peur au ventre » confie Ted Rall. Un homme qui fait preuve d’une éthique et une déontologie professionnelle très fortes.

Rall © La Boîte à bulles - 2004

- la seconde partie de l’album (cf couverture de droite) est une « nouvelle graphique » qui offre un condensé des informations délivrées dans la partie mentionnée ci-dessus. Un récit qui, en une cinquantaine de planches, relate au jour le jour les événements de son séjour. Le ton est plus incisif et le contenu assez redondant pour les lecteurs qui auraient lus les articles de presse en premier. Le dessin est minimaliste, il pourrait s’apparenter au style de Guy Delisle puisqu’il n’est là que pour mettre en valeur les propos de l’auteur. Je pense que cet album pourrait compléter voire donner la réplique à A l’ombre des tours mortes présenté la semaine dernière par Emmyne (je précise que je n’ai pas lu cet ouvrage d’Art Spiegelman).

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Vint d’abord le projet de partir, puis les préparatifs du séjour et enfin le reportage en lui-même. L’idée d’en faire un ouvrage est venue ensuite ; il lui faudra six semaines pour construire l’album, agencer les textes et réaliser les dessins avant la première publication aux États-Unis en février 2002.

Il brosse une réalité afghane effrayante car ses propos contrastent avec tous les discours préformatés servis par ses confrères journalistes américains. Au risque de passer pour un illuminé auprès son entourage, il n’hésite pas une seconde à affirmer haut et fort que :

  • non les femmes afghanes n’ont pas tombé les burqas du jour au lendemain sous prétexte que les talibans ont été poussés hors du pays (enfin si, une poignée d’entre elles ont accepté de se découvrir, pour une poignée de dollars, à la demande des photographes avides de « clichés-chocs ») ; 
  • non les enfants ne sont toujours pas scolarisés (enfin si, mais une minorité qui ne concerne que les enfants de familles privilégiées capables de payer des frais de scolarité onéreux) ;
  • non les troupes américaines n’ont pas rétabli l’ordre (ou plutôt si, à Kaboul, seul endroit où on n’a pas besoin d’eux alors que les territoires du Nord sont livrés à l’anarchie) ;
  • non, l’aide alimentaire ne pallie pas aux besoins de la population (ou plutôt si, mais sur une partie dérisoire du territoire et de nouveau, là où il n’y a pas de besoins aussi criants que dans les territoires désertiques à des kilomètres de la capitale) ;

« Peu importe si nous mourrons », me dit un soldat ouzbek nommé Khalev, tout en prenant la pose avec sa Kalachnikov rutilante. « Ce qui compte c’est de bombarder les étrangers talibans pour qu’ils sortent et qu’on puisse les tuer ». Et les dommages collatéraux ? « Il ne faut pas en parler. Cela pourrait faire douter les Américains ».

Ted Rall ne mâche pas ses mots et ne cache pas ses convictions. Il désapprouve fortement le Gouvernement Bush et sa politique pétrolifère (qui motive l’intervention américaine en Afghanistan). Magouilles, corruption, enjeux avoués et les autres… inavouables au grand public… Le journaliste passe tout au crible et souligne l’importance du fossé qui existe entre le discours véhiculé par les médias américains (à la botte du gouvernement Bush) et la réalité sur le terrain (des civils non épargnés par les bombardements, une population terrorisée et affamée, un no man’s land où la loi du plus fort prédomine). Hier les talibans, un autre jour les troupes de l’Alliance du Nord et demain ? Quotidienneté, réalité, peur, Ted Rall nous montre une population qui tente de tirer parti d’une guerre interminable et qui se plie à la loi du plus fort pour pouvoir survivre et préserver leur famille. Il y dénonce les massacres, le « néant social » dans lequel les talibans ont plongé les femmes afghanes… Un quotidien hallucinant.

Les Afghans sont réputés à juste titre pour leur compétence inégalée en matière de subterfuge, de dissimulation et de tricherie éhontée. Mais la réalité est plus complexe que cela. Les Afghans vivent dans un climat de guerre perpétuelle, sur une terre dont il est déjà difficile de s’en sortir en temps de paix. Rien de surprenant dans ces conditions que l’honnêteté  ne soit pas leur point fort. Ce qui est surprenant, c’est que ces gens soient restés aussi convenables dans une situation aussi désespérée.

Une lecture que je partage avec Mango et les participants aux

Un album dont on sort avec une étrange impression, mélange de satisfaction (celle d’être un peu moins con) et de gêne (celle d’être aussi crédule quant au soi disant Savoir diffusé par les médias). Un album coup de poing dans la même veine des ouvrages publiés par Joe Sacco. A lire !

Extraits :

« Dieu devait être d’humeur ronchonne quand Il a créé ce morceau de terre coincé entre le centre et le Sud de l’Asie. Non seulement, Il a gratifié les Afghans des déserts les plus brûlants et des montagnes les plus glaciales mais en outre, Il ne leur a fourni que deux ressources naturelles : les cailloux et la poussière. Et parce qu’Il est omnipotent et caractériel, Il leur a donné des voisins qui se haïssaient tellement qu’ils ne se toucheraient pas même avec un fusil ou avec un couteau : ils préfèrent laisser les Afghans le faire à leur place » (Passage Afghan).

« - Qu’attendez-vous de l’Amérique ?
-Rentrez chez vous ! » (Passage Afghan).

« La plus grande réussite des États-Unis en Afghanistan a consisté à remplacer le pire régime du monde par l’anarchie et le chaos et d’augmenter sensiblement le mépris des musulmans envers des Américains qu’ils considéraient déjà comme de la racaille » (Passage Afghan).

Passage Afghan

One Shot

Éditeur : La Boîte à Bulles

Collection : Contre-Coeur

Dessinateur / Scénariste : Ted RALL

Dépôt légal : septembre 2004

Bulles bulles bulles…

Passage Afghan – Rall © La Boîte à bulles – 2004
Passage Afghan – Rall © La Boîte à bulles – 2004