Voici une authentique fiction. Et je me suis totalement fait avoir par la quatrième de couverture du roman Les Onze de Pierre Michon.
« Les voilà, encore une fois : Billaud, Carnot, Prieur, Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. Nous connaissons tous le célèbre tableau des Onze où est représenté le Comité de salut public qui, en 1794, instaura le gouvernement révolutionnaire de l'an II et la politique dite de Terreur. Mais qui fut le commanditaire de cette oeuvre ? À quelles conditions et à quelles fins fut-elle peinte par François-Élie Corentin, le Tiepolo de la Terreur ? Mêlant fiction et histoire, Michon fait apparaître avec la puissance d'évocation qu'on lui connaît, les personnages de cette « cène révolutionnaire », selon l'expression de Michelet qui, à son tour, devient ici l'un des protagonistes du drame. »Bien que je ne sois pas un expert en œuvre d’art touchant à la Révolution française de 1789, il y a des œuvres dont on a eu un écho comme le fameux Marat mourant de David. Le célèbre tableau des Onze ? Je ne connaissais et j’espérais soigner mon ignorance en lisant ce texte de Pierre Michon. En plus, l’idée d’avoir droit à une réflexion sur l’art, sur la commande d’un tableau, sa confection, son rapport à l’Histoire, voir son influence sur l’Histoire me paraissait extrêmement intéressante. Je me suis donc plongé très naïvement dans cette histoire touchant un tableau sensé représenter les onze éléments du Comité de Salut Public qui ont incarné le pouvoir sous la période de la Terreur sous la Révolution française.
Pierre Michon commence d’abord la construction de sa trame en brodant autour de l’univers de l’artiste François-Elie Corentin. Le Tiepolo de la Terreur. Partant de son univers familial, il remonte pour cela au grand-père de l’artiste, huguenot apostat, ingénieur ayant travaillé à la réalisation du Canal d’Orléans qui passe par Combleux en exploitant des contingents de limousins.
« Son grand-père maternel, un huguenot de peu de foi revenu dans le giron de Rome à la Révocation, nouveau converti comme on disait, était de ces entrepreneurs en terrassement et gros œuvre de maçonnerie, qui sans autre atout dans leur manche que des bataillons de Limousins dont le statut et le salaire à peu de choses près étaient ceux des nègres d’Amérique, firent fortune dans les grands travaux de fleuves et de canaux, sous Colbert et Louvois. »Edition Gallimard, Collection Folio, page 25-26
Le romancier limousin poursuit dans de grandes phrases, avec une forme de colère sourde lorsqu’il évoque la condition des limousins, dont les cadavres forment le fond des beaux canaux sur lesquels nous contemplons une nature merveilleuse.
« Ainsi quand de Combleux à Orléans avec sa mère bras dessus bras dessous elles allaient rejoindre par la levée quelque petit salon littéraire, la jeune fille avait devant les yeux l’emblème du désir et de sa satisfaction, le canal avec tout le ciel reflété dedans; et dessous des fondations invisibles, c'est-à-dire deux générations de terrassiers et maçons limousins qui avaient eu une espèce de vie avant de tomber des échelles ou de s’embourber sans reste dans la Loire, des espèces de joie en forme de bonbonnes de quasi-vinaigre et de couteaux à cran d’arrêt, une espèce de femme qu’ils voyaient deux mois de l’année sur douze en Limousin, les deux mois d’hiver noir, dont sous l’habit noir ils n’avaient jamais vu le corps nu mais que seulement à l’aveugle dans des salles communes empestées où toute une famille dormait, ils avaient en pleine nuit troussée, besognée et engrossée, et de cet exploit avaient tiré des espèces d’enfants destinés à leur tour à être des nègres d’Amérique dix mois sur douze. »Edition Gallimard, Collection Folio, page 32-33
© un nuage en bouteille (Combleux au bord du Canal d'Orléans)La séquence ci-dessus est ponctué par un retentissant blasphème. J'y reviendrai. Pierre Michon poursuit son analyse des racines de l'artiste pour nous décrire sa parenté paternelle limousine qui a réussi miraculeusement à s'extraire de la condition décrite plus haut. Le père, François Corentin, amoureux des lettres, file vers Paris, abandonnant épouse et enfant derrière lui.
Ce background est très intéressant, même si je l'avoue, c'est à la relecture que j'apprécie mieux le sens de certaines descriptions. L'écriture est très classique dans sa forme, et l'auteur nous fait sentir ce monde lointain dans le temps, mais également dans l'espace puisqu'on ressent cette terre lointaine de la Creuse, de la Corrèze, du Limousin. Il y a comme une colère sourde dans cette narration dont le blasphème est l'aboutissement absolu. Ne vous attendez pas à ce que je le répète ici. Goût de la provocation de l'auteur? Etat d'esprit profond dans cette population limousine exploitée dans ce 18ème siècle des grands chantiers serrant une amertume profonde envers le ciel à défaut de l'adresser contre les hommes responsables de ces inégalités? On pourrait retorquer à Pierre Michon que les nègres d'Amérique avec lesquels il dresse des similitudes sur le sort des limousins, beaucoup d'entre eux dont la condition d'esclavage ne leur accordait pas un répit de deux mois, on produit le gospel pour affronter leur labeur et leur exploitation sans présenter un poing rageur à l'égard de Dieu.
La seconde phase touche à la création de l'oeuvre elle-même. La commande d'un tableau de quatre mètres sur trois, représentant les onze membres du Comité de Salut Public dirigé par Robespierre qui instaura la Terreur. Pierre Michon y propose une réflexion sur l'art, le rapport de l'art avec l'Histoire, la manipulation que l'oeuvre d'art peut sous l'impulsion du génie du créateur. Mais c'est également une analyse de l'oeuvre elle-même, une sorte de cêne laïque qui est l'expression ultime, selon ma lecture de ce roman, du rejet de la présence divine. On sourit benoitement en se souvenant que les hommes du Comité de Salut public, souvent des hommes de lettres, ont incarné la barbarie d'une révolution dont les fondements ne prêtaient pas à un tel carnage, quand Jésus-Christ et ses douze disciples ont réalisé le bouleversement du rapport au divin et à l'humain que l'on connait par le témoignage et l'amour.
En plus d'avoir fait naitre sous sa plume un roman dense, l'écrivain a peint en partenariat avec l'imaginaire du lecteur ce tableau des Onze. Cette peinture existe donc.
Ce livre a obtenu le Grand Prix du Roman de l'Académie française.
Pierre Michon, Les OnzeEditions Verdier, 144 pages, 1ère parution en 2009
Voir les interviews de Pierre Michon sur France 2 et Philippe Lefait (Les mots de minuit) et la chronique de Fahrenheit 451.