Michel Jeury
Robert Laffont, 2010
Michel Jeury est de retour en science-fiction après une absence de vingt ans consacrée à écrire des romans dits de terroir, ou paysans (Le Vrai Goût de la vie, L'Année du certif). Il n'est pas certain, dit-on, que les lecteurs de SF actuels se souviennent de l'impact qui fut le sien au début des années soixante-dix et du Temps incertain. C'est dire s'il y eut du changement dans l'intervalle. Ça tombe bien, le Changement est au cœur de son dernier roman !
« Je vais mourir bientôt. Ou peut-être voyager… » May Lukas est atteinte d'un cancer. À l'hôpital, Isabelle s'occupait des cancéreux comme Dimi, qui a sur elle des désirs plus grands que son âge, et Ali, un enfant surdoué, à présent parti, mais l'infirmière a eu un accident de voiture. Aussi, lorsque, lors d'une phase de rémission, le docteur Goldberg l'envoie en vacances à la Magerie, chez son grand-père Matthias, Grandp', dans sa maison ronde, au bord de la forêt et d'un lac, ce dernier embauche quatre personnes qui distraient les enfants dans les hôpitaux : Anne, médecin, Nora, Lola et Thomas, que May, dans une lettre à sa mère Judith, en stage à Parys, avoue préférer. Grandp' a aussi engagé la détective Johns de l'agence Red Naya, affiliée à Sister Naya Angels, pour retrouver son père, représentant, afin qu'il puisse la revoir avant qu'elle ne rejoigne de l'autre côté son frère Léo Mark, qui s'est jeté dans le lac à sept ans, pour tuer l'enfant méchant en lui. Gravitent autour de ce petit monde d'autres voisins et connaissances, Vava, fils de Reyne-Mary, dite la Roussette, remariée à Peter Paul Moore, Roselyne, Athanase Rey, qui interagissent entre eux, tandis que volent au-dessus de la forêt des hélicoptères à la recherche d'une panthère échappée, qu'on dit porteuse d'une maladie contagieuse.
« Le réel…, dit-elle enfin avec un geste vague. » Il faut encore préciser que la fantasque May crée mentalement des mondes à sa convenance, où les humains en nombre raisonnable vivent en bonne intelligence avec les animaux. Le lac est un trou noir pour passer dans d'autres mondes, et son père, qui fit des études d'archéologie, l'explorateur de la Ville d'or où il se fournit en porte-bonheurs magnétiques à vendre. C'est pour elle une façon de s'extraire du réel, de la vie bonobo comme il est joliment dit. Mais elle s'inquiète malgré tout de ne pas recevoir le résultat de ses analyses.
« Devine et songe. » Le cadre bucolique et la trame du récit rappelleraient davantage le Jeury des romans de terroir s'il n'était précisé que tout ceci se déroule dans le monde 1, en 2022, ce que confirment les feux d'artifice du langage, passablement réinventé pour formaliser cette distance temporelle. Le langage grimm's, d'après les frères du même nom, avec des abréviations et apocopes (hospi, pantal, mom pour moment), des déformations (cuisie, chiterie, hypniser, l'infinitude), des mots-valises et autres inventions verbales (l'éternété, peau d'âme) et d'expressions poétiques ou amusantes (tu mens comme une salade, donner sa langue aux oiseaux, on est dans de sales culottes, les draps m'en tombent), risquent d'en désorienter et irriter plus d'un et enchanteront les autres.
« Je ou un autre. » Dans le monde 2, le Dr Goldberg travaille pour l'université de Sister Naya : il dirige un service qui envoie des voyageurs comme Mark Gordan et Judith Adams, dans des univers parallèles, à la marge du temps, pour aborder Grandora ou Azara, qui pourraient être le même œuf-monde sous des noms différents, ou Maysummer que cherche à rejoindre Isabella. Très vite, les repères se dissipent, avec la multiplication des alter ego vivant des vies secondaires dans des mondes rêvés, reflets plus ou moins identifiables de la personnalité première : Isabelle A, Isabelle Atman, Anna, Liliana Donna, Nora Panthera, Lola Vonski, Thano, etc.. Ainsi, Mark Gordan, à la fois enfant dans Grandora et le journaliste Léo Garman, opposant au prince Morgan dans la principauté d'Orsini-Ordentag ; ainsi Judith Adams, en 2020, étudiante en mondologie à Quantico, ressemble fort à la reine Samara King de Grandora, qui elle-même rappelle Sama Ling, la princesse de la forêt dans un conte d'Anderson (Paul Anderson, l'auteur de La Garde du temps) ; tous offrent une vue kaléidoscopique de réalités diffractées.
« Nous ne croyons pas aux vies antérieures, seulement aux vies simultanées. » Perdu ? Le cadre est en fait donné dès le prologue du Dr Goldberg, égologue et mondologue, sciences à la croisée de la métaphysique, la psychologie et la physique quantique, qui traitent des univers parallèles en lien avec la pensée humaine – mais la trame est explicitée dès la préface par l'auteur redoutant de dérouter. Le Changement est au cœur des gens et de l'univers, il est la vie. Grâce au Grand Lien, les individus rêvent des mondes à l'infini, qui se matérialisent au sein de l'Extension. Tous les œufs-mondes en devenir ne sont pas stables ; les neuf dixièmes en fin de pré-cohésion explosent et ensemencent l'Extension. Ce que sont exactement le Grand Lien, l'Extension, Syster Naya, c'est ce à quoi tente de répondre le roman au cours de multiples approches, lequel pourrait n'être qu'une ébauche que d'autres auteurs pourraient compléter, comme le souhaite l'auteur dans un entretien à Galaxies, lui qui estime qu'il lui faudrait cinq ouvrages pour faire le tour de la question.
« Je voudrais que tu écrives pour moi un livre où tu mettrais le monde, la vie, la terre, le ciel, l'infini, les gens, les animaux, les anges, tout ! » On devine ici la demande d'une fille à son père. C'est bien un livre-monde que, généreusement, Michel Jeury offre, nous offre, d'une densité et d'une richesse extraordinaires. On y trouve bien sûr des inventions verbales, des délires d'images, une profusion de vie, de nature, et des animaux comme toujours en nombre, panthères, sanglars, fodans à aigrette, oiseau-chemise, oiseaux ebenezer, coccines, ainsi que les compagnons, ici un singe Quatremain et un chien Pogo, ou Oscar, qui se nomme aussi Pao-Tchéou et en rappelle bien d'autres dans l'œuvre de Jeury, comme le César de La Vallée du temps profond. Des bribes autobiographiques, des références à son œuvre mais aussi à toute la science-fiction, pépites que l'amateur dénichera sans peine, mais aussi à d'autres pans de la littérature et de la culture, tout est là. Hommage à la SF, ce roman est bien un « roman 3 D » : « Déviance, dérision, déraison. »
« Tu seras toute l'Infinitude (…) Tu seras le monde. » Il résulte de ces dérives en marge du temps et à travers des mondes une histoire d'une simplicité et d'une beauté bouleversantes, centrée sur la mort, le passage, le Changement, avec ce qu'il faut de pudeur, de sourire et de poésie, pour l'appréhender dans la perspective mystique et quantique de l'egologie. Avec beaucoup d'amour aussi : il rayonne dans tout le livre ; il n'est pas seulement destiné à May, dont on se demande si elle aura le temps de construire Mayville et de réunir dans un monde 3 ceux qu'elle aime, à supposer que le Grand Lien existe, et s'il existe, à savoir ce qu'il est : il est à offert à ses lecteurs aussi, et à tous ceux qui se demandent s'ils seront « un tout petit bi de bout de l'infini. »
Que dire à propos de May le monde, sinon qu'il contient tout Jeury ? Ce roman n'en est pas seulement la somme, il en est le produit. Livre testament comme le confie l'auteur dans sa préface ? Peut-être. Ce qui ne signifie pas qu'il sera le dernier. Il y a, comme chacun sait, un infiniade de testaments à travers l'Extension.
Claude Ecken