L’ouvrage est, depuis longtemps, devenu indispensable pour les amateurs du maître à l’éternelle casquette vissée sur la tête et à la gouaille légendaire, souvent cité dans ce blog. On y trouve réunis des extraits parmi les plus emblématiques des nombreux dialogues qu’il avait écrits pour le cinéma, mais aussi un « autoportrait », florilège de propos glanés au fil de ses interviews, des textes (sur le monde du cinéma, Jean Gabin, Philippe Noiret…), des chroniques, des témoignages (de Frédéric Dard, Patrick Modiano, Jean Carmet…) ainsi, naturellement, qu’une filmographie. On y lit encore – et ce n’est pas le moins savoureux, avec le recul dont nous bénéficions – quelques articles qui furent publiés contre Michel Audiard à partir des années 1960. Car le bonhomme agaçait ; sa manière féroce d’épingler en quelques mots les travers de la société et d’un microcosme élitiste le plus souvent autoproclamé, cette façon de mettre les rieurs de son côté dans un registre d’anar de droite en faisaient d’autant plus la cible d’une gauche intellectuelle, bien-pensante et sectaire que les films auxquels il collaborait rencontraient le plus vif succès populaire.
On pouvait ainsi lire, sous la plume de François Truffaut : « Les dialogues de Michel Audiard dépassent en vulgarité ce qu’on peut écrire de plus bas dans le genre. » François Chevassu parlait de « poujadisme », Marcel Martin de « populisme » ; Michel Cournot, à propos d’un film de Jacques Deray écrivait dans le Nouvel Observateur, en 1965 : « Mais un cinéaste encore jeune, qui n’est pas un débile mental ni un maniaque du tiroir-caisse, et qui trahit son métier au point d’accepter un dialogue d’Audiard, ça c’est plutôt curieux. M. Jacques Deray est mort. » La palme de l’ignominie revenait toutefois à Jean-Louis Bory que l’on avait connu mieux inspiré : « J’ai marché dans de l’Audiard. Comme c’était du pied gauche, ça m’a porté chance. » Bref, à entendre tous ces beaux esprits, le dialoguiste et scénariste participait à l’abêtissement des foules et tous les moyens étaient bons pour dissuader un public déjà conquis d’aller voir ses films. Car les bien-pensants ont ceci de commun avec les hygiénistes forcenés et les religieux fanatiques qu’ils veulent absolument le bien de leurs contemporains, même et surtout contre leur gré…
Mais de ces éreintements, l’intéressé n’avait cure. Il savait à quoi s’attendre : en fonction du critique ou du journal concerné, le verdict était connu d’avance. D’ailleurs, à tous ces esprits gris, il avait déjà répondu de manière définitive dans Un Taxi pour Tobrouk : « un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche. » Une phrase qui ne semble pas avoir pris une ride lorsque l’on croise, au détour d’une chaîne de télévision, quelques représentants de nos « penseurs » médiatiques contemporains, accrochés à leur micro et sûrs de leur vérité, stérile ou non, jusqu’à l’arrogance.
Aujourd’hui, on a fini par reconnaître tout le talent d’Audiard ; l’homme et l’œuvre réunissent autour d’eux un large consensus. Il est d’ailleurs piquant de constater que, parmi ceux qui le portent aux nues,certains le vouaient aux gémonies de son vivant. Il faut dire que les dialogues d’Audiard (souvent, il faut bien l’admettre, très supérieurs aux films qu’il réalisa lui-même), témoignent d’un univers, celui de la France des années 1950–1980 observée d’un œil tout à la fois acerbe et gaulois, juste et frondeur. Toute l’expression d’un esprit français populaire – et même parigot –, d’un sens inné de la répartie, d’un humour souvent grinçant, se retrouvait dans ses textes, faisant de l’auteur un héritier en ligne directe de Gavroche et un frère d’arme de Frédéric Dard, d’Albert Simonin, d’Alphonse Boudard et de Pierre Dac.
Ses répliques, objets du livre et reprises par Jean-Pierre Kalfon, une fois isolées, ressemblent singulièrement à des aphorismes ; elles font autant rire que réfléchir. Citons-en quelques-unes : « L’autorité conduit souvent à l’isolement qui conduit les empereurs sur les rochers et les célibataires dans les cuisines » (Les Bons vivants). « Dans la vie il y a deux expédients à n’utiliser qu’en dernière instance : le cyanure et la loyauté » (La Gentleman d’Epsom). « Ma chère, étant donné votre degré d’instruction, que vous preniez Caracas pour la capitale du Brésil, passe encore, mais il est alarmant qu’à votre âge, vous confondiez une hacienda avec un claque » (Le Drapeau noir flotte sur la marmite). « Détrousser les petits épargnants est le fait d’adolescents crapuleux ou de ministres chevronnés » (Le Baron de l’Ecluse). « Je suis ancien combattant, militant socialiste et bistrot. C’est dire si dans ma vie j’ai entendu des conneries » (Un Idiot à Paris). « A travers les innombrables vicissitudes de la France, le pourcentage d’emmerdeurs est le seul qui n’ait jamais baissé » (Une Veuve en or). « Pour rester dans le domaine des jeux de plein air, il est à noter une prédilection masochiste des Français pour deux exercices dans lesquels ils se révèlent particulièrement malchanceux : la guerre et le football » (Vive la France). « La justice, c’est comme la Sainte-Vierge, si on la voit pas de temps en temps, le doute s’installe » (Pile ou face).
Certaines scènes ne peuvent, naturellement, être retranscrites dans leur intégralité ; elles n’en sont pas moins devenues cultissimes. On prendra ainsi un réel plaisir à revoir la scène de la cuisine des Tontons flingueurs, le savoureux dialogue de Jean Gabin et Pierre Brasseur des Grandes familles, les commentaires féroces du même Gabin dans Archimède le clochard ou le monologue à la Chambre des députés du Président.
L’une des raisons pour lesquelles les dialogues d’Audiard sonnent juste, c’est qu’il les écrivait souvent pour des acteurs donnés ; le cas de Jean Gabin reste, à cet égard, le plus éclairant. La plume de l’auteur suivait le rythme particulier de sa diction, comme on le constatera dans les scènes précitées. Et il fallait le courage de Jean-Pierre Kalfon pour s’attaquer à un tel répertoire où il reprend le rôle des comédiens fétiches d’Audiard, de Bernard Blier à Robert Dalban, de Noël Roquevert à Françoise Rosay, en passant par Lino Ventura, Francis Blanche, Maurice Biraud et André Pousse. Toute une époque !