Fier ou triste?

Publié le 22 mars 2011 par Yann Frat / Un Infirmier Dans La Ville


Il y a quelques jours j'ai perdu ma plus ancienne patiente, l'une des toutes premières en fait, la dernière qui était dans le cabinet... avant moi.
Cela faisait 10 ans qu'elle avait eu son AVC (Accident vasculaire cérébral), 10 ans qu'elle ne parlait et ne marchait plus, 10 ans qu'elle était grabataire, donc, 10 ans aussi que sa fille s'en occupait avec dévotion, dédiant à sa mère des soins et une attention "extraordinaire...".
Sur ces 10 ans je l'aurais vu 6, donc. 6 ans à venir matin et soir faire le lever et le coucher, le change et le nursing, 6 ans à s'inquiéter, à surveiller les selles et les talons, les lavements et les rougeurs (d'ailleurs, accesoirement, sans me jetter de fleurs elle n'a jamais eu d'escarres, comme quoi c'est possible alors qu'on se le dise ;)) ) 6 ans donc. 2190 jours. 1095 passages. 2190 soins. 4380 fois entrer et sortir de cette maison et voir cette femme.
Et puis elle est partie un matin.
Comme ça, doucement.
Comme une petite bougie qui arrive au bout de sa cire et s'éteint doucement, dans les bras de sa fille.
Cette femme est morte chez elle calmement, gardée par sa fille, 10 ans aprés son avc, tout doucement.
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Evidemment sur le plan personnel cela me touche parce qu'on ne peut pas passer autant de temps chez quelqu'un sans faire des liens, sans s'attacher un peu...Mais au fond la question la plus pertinente qui me taraude c'est "qu'est ce que je dois penser de ça,vraiment?"
Bien sûr sur le plan professionnel c'est une "réussite" : garder quelqu'un chez soi d'aussi grabataire, aussi longtemps sans aucune complication, malgres tout ce qu'on peut dire, cela signe qu'on n'est pas trop des buses niveau professionnel... ;))
Mais sur le plan humain, j'en pense quoi?
Mais sur la plan humain j'en pense quoi d'avoir prolongé la vie de cette femme aussi longtemps? D'avoir réussi a laisser seule la natture "faire son ouevre"? Je suis censé en être aussi fier que le reste? Je suis censé considérer ça comme une réussitte?
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Parlons clairement: Dans une institution cette femme n'aurait pas "tenu" aussi longtemps (avec la meilleure volonté du monde elle a demandé des soins trops précis et trop fréquents pour qu'une institution puisse lui offrir...) mais au fond du fond, ne lui aurait-on alors pas rendu service ?
Quand quelqu'un ne marche pas, ne bouge pas, ne parle pas, comprend difficilement ce qu'on lui dit (si tant est qu'elle comprenne...) mon rôle le plus beau est il de prolonger sa vie coute que coute? Evidemment ce n'est pas ce que moi je souhaiterai, mais elle? Que souhaitait elle, elle ?
Et dans ces cas là c'est quoi l'autre "option"? Et qui décide?
Cette situation me plonge litéralement dans des abimes de perpexité... C'est quoi la réponse? Faire mon taff du mieux possible ? Même si le résultat ne me convient pas? Ne pas le faire? Et condamner quelqu'un sans connaitre sa volonté?
Ai-je eu tord ? ou raison?
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Et surtout aurais-je un jour une réponse satisafaisante ?
Mystère...Passablement agacant.
"C’est la mère de Joëlle qui est malade : Alzhimo -parkinsonienne depuis dix ans, elle est devenue peu à peu un parfait légume en culture hors sol. Au fil du temps, j’ai vu dans les yeux de cette femme la raison vaciller puis s’éteindre comme une bougie qui se termine doucement mais le cœur a tenu le choc, lui. La boite crânienne est donc maintenant totalement vide mais le cœur bat encore, la vie s’accroche : la mère de Joëlle ne parle plus, ne comprend sûrement plus rien, mange à peine mais la vie est toujours accrochée là, laissant face aux vivants un corps, une fonction biologique dans sa presque absolue pureté…
Cette femme est maintenant quasiment un cas d’école, l’exact mi-chemin entre la médecine et l’élevage... et c’est Joëlle qui s’occupe d’elle depuis 10 ans. Peu à peu sa mère est devenue un gros poupon aux besoins démoniaques que tous les jours elle change, nourrit, apaise et endort… Toute la vie de Joëlle tourne donc entièrement autour du corps de sa mère dans une sorte de présent perpétuel, dans un vortex orageux et calme autour de ce corps, dans une attente presque infinie de la mort qui ne vient pas, dans le dévouement d’un corps pour l’autre quasi mystique…
Joëlle ne peut plus sortir car Joëlle reste là pour soigner sa mère ; Joëlle ne voit presque plus personne depuis des années (ses frères et sœurs passent parfois et repartent bien vite) car Joëlle reste là pour soigner sa mère ; Joëlle a un petit chien obèse, Joëlle n’a jamais eu d’enfant… car Joëlle reste là pour soigner sa mère.
Je demande à voir le dernier bilan et j’examine la patiente, biologiquement elle est en parfaite santé, tout va très bien, rien ne va lâcher (qu’est-ce qui pourrait lâcher d’ailleurs puisqu’elle ne fait strictement plus aucun effort ?)… Tout ça peut donc durer encore un temps indéfinissable. "
(extrait de "ceux qui viendront tard ne trouveront que des os", mon premier roman inédit à ce jour...)