Fasciné par les manifestations du mal, Roberto Bolaño explore cette thématique dans presque tous ses ouvrages. Sa quête du mal absolu l’a conduit à écrire ses deux chefs-d’œuvre que sont Les Détectives sauvages et 2666. Dans trois textes courts, La littérature nazie en Amérique, Étoile distante et Nocturne du Chili, il s’interroge sur les rapports entre le mal et l’art, la littérature en particulier et cela dans une perspective politique.
La banalité du mal est un concept mis en place par Hannah Arendt à l’occasion du procès d’Adolf Eichmann qu’elle couvre pour le New Yorker d’avril 1961 à mai 1962. De cette expérience, un livre est né : Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal. La thèse qu’elle défend fit scandale et suscite toujours de vives polémiquesSans entrer dans les détails, disons que la thèse d’Hannah Arendt est de dire que les principaux criminels nazis, dont AdolfEichmann n’est que le parangon, n’étaient ni des monstres, ni des pervers, mais des hommes effroyablement normaux. AdolfEichmann n’était qu’un fonctionnaire zélé, ordinaire, d’une intelligence limitée. Il n’était pas l’incarnation du mal, il n’était pas le diable, mais un homme. L’horreur aurait été moindre si les bourreaux avaient été des monstres et leurs comportements auraient pu trouver quelques explications. Comme l’écrivait Vladimir Jankélévitch dans L’imprescriptible « le diable a bon dos ». Le paroxysme du mal réside dans la tranquillité d’esprit avec lequel il est fait. AdolfEichmann envoyait des Juifs à la mort dans le même état d’esprit que d’autres rédigent des bilans comptables qui ne les concernent guère. Il faisait le mal sans y penser. Les plus grands criminels de l'histoire n’avaient aucune nature particulière, ils étaient comme tout le monde, ce qui signifie que l’inhumain loge au fond de chacun d’entre nous et qu’il suffit de circonstances pour l’éveiller. Hannah Arendt écrit :
« Il eût été réconfortant de croire qu’Eichmann était un monstre […]. L’ennui, avec Eichmann, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et sont encore, effroyablement normaux. Du point de vue de nos institutions et de notre éthique, cette normalité est beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies, car elle suppose […] que ce nouveau type de criminel, tout hostis humani generis qu’il soit, commet des crimes dans des circonstances telles qu’il lui est impossible de savoir ou de sentir qu’il a fait le mal. »
Cette forme de manifestation du mal est le sujet de La littératures nazie en Amérique qui est un livre conçu comme une encyclopédie recensant dans l’ordre chronologique, mais dans des différentes catégories (« Mages, mercenaires, misérables », « Poètes nord-américains », « La Fraternité aryenne », etc.), les principaux écrivains nazis d’Amérique. Les articles sont de longueurs extrêmement variables, selon la quantité des renseignements biographiques disponibles. La lecture suscite un certain malaise car il n’y a aucun jugement moral, les faits étant froidement relatés. Voici quelques exemples :Luz Mendiluce Thompson (Berlin, 1928 – Buenos Aires, 1976), poétesse, dont le principal motif de fierté réside dans une photo encadrée dans un cadre d’argent dans son salon et adorée comme une relique la représentant âgée de quelques mois dans les bras d’Adolf Hitler. à ses intimes, elle confiait qu’« elle pouvait sentir ses bras forts et son haleine tiède au-dessus de sa tête, et que probablement ça avait été un des meilleurs moments de sa vie. » Ignacio Zubieta (Bogotá, 1891 – Berlin, 1945), parfait dandy, beau, sportif et intelligent, dont l’échec critique de ses poésies va le conduire à rejoindre l’Europe. Il y voyage, admire en URSS l’architecture et finit, en compagnie de deux amis, son compatriote, le romancier Jesus Fernández-Gomez (qui a droit a aussi droit à un article) et le peintre français Philippe Lemercier, par s’engager dans l’armée franquiste. Il se révèle être un militaire d’une telle qualité qu’il est très vite nommé capitaine. En 1941, il s’engage avec Jesus Fernández-Gomez dans la División Azul comprenant des engagés volontaires espagnols pour combattre aux côtés des Allemands. Il est blessé sur le front de l’est et reçoit la Croix de Fer pour son comportement héroïque. Après le rapatriement de la División Azul, il s’engage dans une division S.S. française puis incorpore un bataillon d’irréductibles S.S. qui défend Berlin où il finit par être tué. Parmi les autres auteurs, nous rencontrons Ernesto Pérez Masón qui vouait une telle haine à son José Lezama Lima qu’il le provoqua en duel toute sa vie. Il est surtout connu pour son roman La Soupe des pauvres, célèbre pour ses acrostiches. Avec chaque première lettre des quinze chapitres, on forme la phrase suivante : « VIVA ADOLF HITLER ». Mais ce n’est pas tout ! Avec la première lettre des seconds paragraphes, on obtient : « JE CHIE SUR CE PAYS » et ainsi de suite avec les paragraphes suivants…Signalons pour finir d’autres cas intéressants : celui du romancier brésilien Amado Couto (1948 – 1989). Obsédé par le problème de l’absence d’avant-garde de la littérature brésilienne, il pratiqua également le rapt, la torture et l’assassinat dans des Escadrons de la mort. L’Américain Jim O’Bannon (1940 – 1996) fut, lui, lié aux beatniks, jusqu’à sa conversion au nazisme après s’être vu proposé par Allen Ginsberg et l’un de ses amis noir une petite coucherie.Tous ces articles sont suivis d’annexes permettant de mieux nous informer sur le sujet : un lexique des personnages cités dans les articles, une liste des principales maisons d’édition et de revues diffusant cette littérature et enfin une bibliographie détaillée dans laquelle nous apprenons qu’il nous faudra attendre l’année 2023 pour voir paraître le dernier livre du célèbre auteur de science-fiction, Zach Sodenstern… Car, bien évidemment, tous ces auteurs sont imaginaires ! Nous pouvons être rassurés, la littérature nazie, en Amérique ou ailleurs, n’est pas si importante. Roberto Bolaño a voulu montrer que l’inhumain est enfoui dans tout homme. L’art ne sauve pas de l’horreur. Alors bien sûr, on peut constater que la plupart des écrivains que nous décrit Roberto Bolaño ont connu des frustrations, des échecs, mais cela ne saurait constituer une excuse puisque c’est à peu près le cas de chacun d’entre nous, au moins à certains moments de sa vie. Selon la manière dont l’individu va vivre ses revers, il peut basculer à tout instant dans la sphère du mal. Il est vrai que nombre de ces artistes sont des imbéciles et, tout comme Adolf Eichmann ressemblent, selon les mots d’Arendt, plus à des clowns qu’à des monstres. Mais l’imbécillité et les échecs n’expliquent pas cette conversion inconsciente au mal : tous les imbéciles et les frustrés ne deviennent pas des monstres (heureusement…) ; même des hommes intelligents, comme c’est le cas de certains de ces écrivains imaginaires ou de certains dignitaires nazis, peuvent sombrer dans l’infamie. Mais, il y a autre chose que Roberto Bolaño dénonce. Les écrivains dont il parle vivent dans une confusion conceptuelle et idéologique. Bien que défendant des idéologies fascistes et haineuses, ils fréquentent des gens issus de milieux qu’ils exècrent. Argentino Schiaffino, dit le Graisseux fréquente le Ku Klux Klan tout en ayant des amis noirs. Luz Mendiluce est éperdument amoureuse de Claudia Saldaña, une écrivaine trotskiste qui la rejette, et se suicide lorsqu’elle apprend que celle-ci a été enlevée et tuée, victime de ses coreligionnaires. Ce qui est scandaleux, ce n’est pas cette confusion, c’est que cette confusion soit la même dans l’autre camp. En effet, si Claudia Saldaña rejette les avances de Luz Mendiluce pour des raisons politiques (« Parce que je suis trotskiste et toi une facho de merde »), elle ne continue pas moins à la fréquenter. Et ce paradoxe se retrouve pour chacun de ces écrivains nazis qui ont des amis dans tous les milieux et dont les œuvres sont reçues souvent de manière favorable par une critique qui se contente parfois de simplement condamner l’excessivité du propos politique. Le scandale est l’absence de scandale et Roberto Bolaño qui s’en prend souvent aux droites sud-américaines méprise les gauches qui ont laissé faire, sans rien dire. Au nom de l’art, toutes les compromissions seraient permises. D’ailleurs, lorsque Claudia Saldaña affirme que la politique ne peut que la séparer de Luz Mendiluce, cette dernière réplique que la poésie les réunit. Ce problème fait toujours débat. Céline, Drieu la Rochelle, Cioran sont de grands écrivains, mais n’en demeurent pas moins des salauds. Est-il vraiment possible de séparer l’œuvre de son auteur ? Si cette séparation est possible en soi, l’est-elle encore moralement parlant ? Ne contribue-t-elle pas à permettre insidieusement l’émergence du mal et sa banalisation ?
Avec Nocturne du Chili, Roberto Bolaño met en scène un moribond, le père Sebastián Urrutia Lacroix, membre de l’Opus Dei, qui tente, dans un ultime effort, d’être en paix avec lui-même. Le prêtre cherche à se convaincre qu’il a toujours fait son devoir, qu’il n’a rien à se reprocher puisque, de toute façon, personne ne lui reproche quoi que ce soit, dans ce Chili démocratique qui cherche à oublier, lui aussi, son passé. Hélas, un jeune homme aux cheveux blancs, fruit de ses visions, symbole de sa mauvaise conscience, vient lui rappeler sa mauvaise foi dans l’évocation de ses souvenirs. Le père Urrutia Lacroix qui a bâti sa carrière d’homme de lettres pendant les années Pinochet est l’un de ces hommes qui a simplement laissé faire. Il pourrait être convaincu de son « honnêteté », mais, à cause de son éducation religieuse peut-être, et plus sûrement à cause de sa passion pour la poésie, il sait au plus profond de lui-même qu’il est un salaud et un lâche. Il a été le témoin honteux de l’horreur, par nonchalance et opportunisme.Prêtre voulant devenir critique littéraire, il fréquenta le célèbre critique, Farewell, un ami de Neruda. Pédéraste, Farewell put se permettre de tripoter le jeune prêtre, sans que celui-ci n’ait la moindre réaction, comme si son corps lui était totalement étranger. Là est le talent du père Urrutia Lacroix : sa sagesse est celle de la lâcheté, elle consiste à ne pas voir, à ne pas entendre, à ne rien dire. Il raconte d’ailleurs que pendant les événements qui secouent son pays, des grandes réformes d’Allende à la prise du pouvoir par Pinochet, il relit, comme si de rien n’était, ses humanités : Sophocle, Thucydide ou Platon… La contradiction ne le dérange pas. Son absence de tout sens critique fait qu’il se range du côté du pouvoir sans que cela ne l’empêche le moins du monde d’assister à l’enterrement de Neruda, de la poésie, victime indirecte du pouvoir sans se rendre compte que cet enterrement est aussi une manifestation contre la violence. De même, malgré son amitié pour Farewell et les « témoignages d’affection » que celui-ci lui a portés, il écrit des poèmes contre les invertis, comme il en écrit contre les femmes ou les enfants perdus. Et, le père Urrutia Lacroix, dans un moment de clairvoyance, ne comprend pas lui-même pourquoi il se montre si enrage alors qu’il tend à l’amour.Malgré ses idéaux poétiques et religieux, le père Urrutia Lacroix ne ressent aucune compassion pour les hommes. Les riches le dégoûtent presque autant que les pauvres. Son impuissance haineuse le conduit à devenir le protégé de deux hommes : MM. Etniarc et Eniah (il faut lire ces noms de droite à gauche…). Ceux-ci lui confient une première mission : partir en Europe étudier les différents moyens utilisés par les autorités religieuses pour la conservation des églises. Une solution va retenir son attention : l’utilisation de faucons pour tuer les pigeons, principaux responsables de la détérioration des édifices religieux. La cruauté du procédé le fascine et il rencontre des prêtres se rendant dans les campagnes pour satisfaire pour leur soif de sang après que les pigeons ont disparu des villes. Une amitié profonde le lie en France au père Fabrice dont le faucon, appelé « Ta gueule » est particulièrement efficace :
« […] soudain Ta gueule resurgissait comme un éclair ou comme l’abstraction mentale d’un éclair pour fondre sur les énormes nuées d’étourneaux qui apparaissent à l’est pareilles à des essaims de mouches, noircissant le ciel de leur vol erratique, et au bout de quelques minutes les tournoiements des étourneaux s’ensanglantaient, se dispersaient et s’ensanglantaient, et alors les après-midi dans les environs d’Avignon se teignaient de rouge vif, comme le crépuscule qu’on voit par les hublots des avions […]. »
Sa dernière expérience a lieu à Saint-Quentin où l’accueille le Père Paul. Fièvre, son faucon, lacère une colombe lâchée de la place de la Mairie par des communistes à l’occasion d’une manifestation sportive. Comme le révèle cet épisode, plus que l’acte sanglant lui-même, c’est la symbolique qui le fascine et ce n’est pas un hasard si le père Urrutia Lacroix se souvient que le pigeon représente l’Esprit Saint. MM. Etniarc et Eniah lui confient à son retour d’Europe une étrange mission qu’il remplira fièrement : donner des cours de marxisme à Pinochet et ses généraux. Dans un nouveau moment de lucidité, il se demande s’il ne devrait pas avoir honte de ce qu’il a fait :
« Si je racontais à mes amis écrivains ce que j’avais fait, est-ce que j’obtiendrais leur approbation ? […] Est-ce que quelques-uns comprendraient et pardonneraient ? Est-ce qu’un homme sait, toujours, ce qui est bien et ce qui est mal ? À un certain moment de mes méditations, je me mis à pleurer tristement, étendu de tout mon long sur mon lit, rejetant la faute de mes malheurs (intellectuels) sur monsieur Etniarc et monsieur Eniah, qui m’avaient introduit dans cette histoire. Puis, sans m’en rendre compte, je glissai dans le sommeil. »Ce passage est très représentatif de la personnalité du père Urrutia Lacroix. Impuissant et lâche, il sait que ce qu’il fait est inacceptable, mais il en rejette la faute sur la Crainte et la Haine qui l’animent ; ce n’est pas vraiment de sa faute se convainc-il, et il oublie. Il oublie tellement qu’il sera l’un des principaux animateurs du salon littéraire de María Canales. Et pendant qu’on parle poésie dans les luxueux salons de sa grande maison, on torture dans les sous-sols les opposants au régime. Le père Urrutia Lacroix est un lâche et c’est pourquoi, au moment où se ferment définitivement ses yeux et le livre, « se déchaîne une tempête de merde. »
Roberto Bolaño, La Littérature nazie en Amérique. Traduction de Robert Amutio. Christian Bourgois. Coll. Titres. 7 €Roberto Bolaño, Étoile distante. Traduction de Robert Amutio. Christian Bourgois. Coll. Titres. 6 €Roberto Bolaño, Nocturne du Chili. Traduction de Robert Amutio. Christian Bourgois. Coll. Titres. 6 €