« Tenez Mr Markiewicz, prenez-ça, je pense que vous devriez aimer ».
C’est à peu près la seule introduction que j’ai eu à Bone Machine de Tom Waits.
C’était il y a à peu près six ans, et je ne savais pas encore que mon esprit perdu dans les affres de l’adolescence et « soundtracké » par Pink Floyd et Metallica, allait se faire dynamiter.
Une détonation qui en engendra d’autres, et qui fit s’ébranler, puis s’effondrer les cloisons de ma culture musicale.
C’est un peu délicat de vous parler de Bone Machine, mine de rien.
D’une parce que ce n’est pas le genre d’album que vous écouteriez le dimanche en matinée, et qui est assez difficile à appréhender, et de deux parce qu’il est finalement assez dur d’en parler de manière très objective. Ce qui tombe bien, puisque ça n’est absolument pas le but de ce blog, ni même mon principal soucis.
A cette époque, je veux dire, l’époque à laquelle on m’a mis Bone Machine dans les pattes, je ne savais pas qui était Tom Waits. Et je ne pensais pas non plus qu’il deviendrait une source de fascination et d’inspiration pour moi, dans les années qui suivirent…
Comment décrire cet album. Comment décrire ce choc que j’ai reçu lors de son (ses) écoutes.
J’ai cette image en tête. Imaginez-vous habitué à vivre dans un loft bien coquet, aux meubles blancs et noirs. L’environnement typé IKEA. Safe and cosy.
Et voilà qu’un jour, vous vous retrouvez dans une sorte d’espace sauvage. Des bois, des forêts autour, une vielle ferme avec des tas d’objets rouillés étranges, des objets sortis d’on ne sait où. Imaginez un vieillard d’aspect un peu branque qui vous raconte des histoires toutes aussi étranges, mélancoliques ou effrayantes que les objets de sa ferme, assis au coin du feu.
Peu importe où vous voyagez, dans cet endroit, tout semble différent. Les sons, les odeurs, les ambiances. Tout semble distordu, prêt à s’écrouler, et pourtant, vous pensez, vous savez que derrière tout ça, il n’y a jamais eu autant de vie. De liberté. De sauvagerie.
Il y a ici, plus de légendes, plus d’histoires à raconter que votre morne existence vous permettrait d’en conter.
Je pense qu’écouter Bone Machine pour la première fois revient un peu à vivre cette expérience.
L’album enfanté par Waits est branlant, distordu, métallique, et hanté par sa voix, ses histoires.
L’air y est vicié et menaçant et pourtant d’une beauté rare. Une beauté dont sont faits les cauchemars les plus raffinés.
Avec Bone Machine, Tom Waits inaugurait ici une nouvelle ère. Plus expérimentale, brute et difficile d’accès. Bien plus difficile d’accès.
La première chose qui choque lorsqu’on écoute l’album pour la première fois, ce sont les percussions. Métalliques, lourdes. Et puis le chant en lui-même. Depuis quelques temps déjà, Waits a abandonné son passé de crooner pour jouer avec sa voix.
Rauque, aigue, menacante, folle, sombrissime. Il module, façonne, torture son organe pour en faire un instrument à part entière; créant alors les ambiances et faisant naitre les sentiments adéquats sayant à chaque piste de l’album. Peur, tristesse, mélancolie, folie. Parfois mêlés.
On le retrouve alors beuglant quelque part dans une fonderie, où au bout d’un couloir, puis l’instant d’après sussurant un conte effroyable à votre oreille; ici chantant, là parlant, ici encore au delà du chant, repoussant les conventions de la justesse. On trouvera ça sale, horrible, ce serait injuste. Mais compréhensible.
La virée dans cet espace sonore affranchit de conventions ne se fait pas sans quelques efforts consentis.
En matelas à cette voix, Marc Ribot cisèle des parties de guitares souvent plus travaillées qu’elles n’en ont l’air, et chaque musicien s’affaire à créer avec une réelle finesse et subtilité, les illusions d’un univers que l’on croirait brouillon ou bordelique, immense et écrasant.
Je pourrai décrire par le détail chaque chanson de l’album, mais ce serait gâcher une partie du voyage. Gardez en tête, si vous montez dans le train, que vous vous retrouverez derrière le miroir. Dans un monde qui vous semblera connu, et dans lequel vous retrouverez des sonorités familières, mais aux apparences difformes. Du gospel, de la chanson pop, du rock, de la country, de la folk… dans leurs habits d’Halloween.
Vous vous retrouverez au gré de chacune d’elles tour à tour errant sur les routes, au coin du feu dans une cabane, dans une chapelle abandonné écoutant les sermons d’un pasteur ayant quitté la surface tangible de ce monde depuis longtemps. N’ayez pas peur de fermer les yeux et de vous laisser couler.
La puissance évocatrice de cet album est immense, et parvient à créer des images saisissantes au fur et à mesure des écoutes. Rares sont ces types de musique. Plus rares sont aujourd’hui ceux qui osent s’y frotter…
Impossible, comme je le disais, pour moi de rester objectif sur cette pièce à part.
Tout ce que je pourrais dire, si je tenais vraiment à conclure, ce serait que se lancer dans l’écoute de Bone Machine est la promesse de faire un voyage sauvage; dans un univers jamais imité, et jamais égalable; dans les méandres de l’esprit d’un artiste hors norme, et aux confins des terres civilisées par les ondes FM.
Alors, que les plus courageux montent à bord, les freaks de Tom Waits vous y attendent.
Mais sachez que beaucoup n’en sont toujours pas revenus.
Oh non, beaucoup n’en sont toujours pas revenus.