Daoud Boughezala : À vous lire, Jean-Philippe Huelin et toi, les slogans libertaires de mai 1968 appuieraient un nouvel occidentalisme fondé sur les valeurs marchandes…
Gaël Brustier : Ce que nous appelons « droitisation » n’est ni unilinéaire ni uniforme. Tu fais référence, en l’occurrence, à ce que nous définissons comme l’hédonisme sécuritaire, qu’on ne peut pas expressément traiter sous l’angle de l’histoire des idées. En expliquant que les enfants des soixante-huitards veulent, comme leurs parents, jouir sans entrave mais sous la protection d’un arsenal sécuritaire renforcé, nous pointons autant une évolution sociologique qu’une évolution correspondante des droites extrêmes européennes. C’est vrai et évident aux Pays-Bas avec Wilders. Cela peut devenir vrai dans d’autres pays, en particulier en France. Il est vrai que la France n’est pas encore touchée massivement par ce phénomène que nous entrevoyons à l’horizon d’une ou deux décennies…
DB : Pour prendre l’exemple français, Marine Le Pen surfe allègrement sur les « paniques morales » que tu évoques. N’est-ce pas là aussi une conséquence de la désertion du réel par une gauche muette sur la sécurité et l’immigration ?
GB : Marine Le Pen surfe sur beaucoup d’interrogations de notre société. Son actuelle percée est d’abord le fruit de sa capacité à se saisir d’une détresse sociale face à la mondialisation, aux délocalisations, au poids que la mondialisation fait porter à la société française. Mais les questions « morales » ne sont pas indifférentes à la droitisation actuelle. Nous reprenons en partie les analyses de Stanley Cohen pour expliquer qu’un ensemble de « paniques morales » parcourent la société. Elles ont un degré de sophistication différent mais se rapportent souvent à la question de l’Islam, devenue obsessionnelle dans une partie des élites notamment. C’est ce phénomène que tente de capter Marine Le Pen qui parle un langage démagogique mais habile. Les « paniques morales » existent : il faut savoir y répondre.
Ce qui est regrettable c’est de voir la gauche, ou une certaine gauche, éprouver, par exemple, une certaine mansuétude à l’égard du groupe Sexion d’Assaut qui tient des propos manifestement homophobes. Les mêmes sont plus durs avec Marine Le Pen lorsqu’elle prétend défendre les gays. C’est, à notre sens, une erreur stratégique qui peut, à terme, se payer durement dans les urnes, en particulier dans les grandes villes. En matière de stratégie électorale, il ne faut pas « flatter sa conscience avec son indignation » comme aurait dit Pasolini. Il faut d’abord être efficace politiquement.
DB : D’accord, mais vous parlez de paniques « morales ». Comment lutter politiquement ?
GB : Lutter contre les panique morales c’est à la fois bannir l’angélisme et le différentialisme et refuser le discours islamophobe et occidentaliste qui se pare des habits de la laïcité… Penser que la France est en voie d’islamisation relève du délire le plus achevé mais il ne faut pas, dans le même temps, refuser de voir qu’il existe des problèmes liés à des phénomènes para-sectaires qui posent des problèmes à beaucoup de nos concitoyens… Et qu’on cesse enfin de feindre d’assigner à « résidence culturelle » certains de nos concitoyens en les intégrant automatiquement à une catégorie religieuse…
DB : Penses-tu que la gauche peut sortir de l’angélisme pour reconquérir des classes populaires en quête de valeurs morales?
GB: Je pense que la gauche pèche par buonisme et aime avant tout flatter sa conscience en s’indignant. Il faut à la gauche le courage de regarder en face la société française. Elle doit analyser la géographie sociale du pays et la capacité de la droite à se fondre dans celle-ci en définissant un imaginaire collectif compatible avec elle. Nous avions analysé cette géographie sociale dans Recherche le peuple désespérément. Aujourd’hui nous nous attachons à décrire la droitisation dans Voyage au bout de la droite. Les hésitations stratégiques de Messieurs Buisson et Guaino, la difficile articulation de la visite au Puy-en-Velay et de la défense de la laïcité, l’impossibilité évidente, pour la droite, de faire campagne sur le mérite et le pouvoir d’achat, laissent l’élection présidentielle très ouverte.
DB : Donc, l’effondrement actuel de la popularité de Nicolas Sarkozy ne garantit pas la victoire de la gauche en 2012 ?
GB : Certainement pas ! La gauche a donc tort de se reposer sur ses lauriers. On ne répondra pas à la droitisation en criant « à gauche, à gauche, à gauche ! ». Et pas plus en transformant l’adversaire en diable. Il s’agit de définir à la fois un projet pour le pays en rapport avec la mondialisation et un imaginaire collectif qui lui corresponde. Pour les droites, l’explication du monde est simple, « du coin de la rue à Kaboul ». Pour la gauche, quelle est-elle ?
Causeur.fr, publié le 21 mars 2011