Chronique pour KINOK
Génie de Pixar, de Hervé Aubron, est un court livre à la fois stimulant et frustrant. Stimulant parce qu'il met des mots sur l'admiration que nous sommes nombreux à partager pour des films comme Là-Haut, Wall-E et les Toy Story. Frustrant aussi, parce que le livre est court, et parce que nous aimerions voir développées certaines de ses brillantes intuitions. Il semble, de manière générale, que Aubron n'a pas vraiment le temps d'aller au bout des pistes qu'il commence à tracer: l'univers Pixar se trouve très bien décrit, moins bien expliqué.
Excellent titre que ce « Génie de Pixar », où l'on entend à la fois l'inhumanité et le pouvoir magique de l'ordinateur. C'est précisément de ce point de vue que part la réflexion d'Hervé Aubron: comment la machine – comment la pure innovation technologique – a pu permettre de renouveler l'art du récit merveilleux? Inutile, dans la perspective de cette question, de s'embarrasser à distinguer les réalisateurs: l'esprit Pixar sera pris comme un tout.
Pixar, nous rappelle l'auteur, est arrivé au moment où l'empire de Disney déclinait sérieusement. Et Aubron montre très bien la manière dont cette succession s'est subtilement articulée autour de l'anthropomorphisme. Dans l'univers du conte, l'anthropomorphisme consiste à repousser les limites du territoire humain: d'un côté on s'étonne de traits humains prêtés aux objets ou animaux familiers, qui s'animent et nous adressent la parole – et de l'autre on s'effraie de ce qui, en ces objets, résiste à la familiarisation, à l'humanisation. Dans les films Disney, cette complexité du conte a eu tendance à se binariser, le règne animal et le monde des objets ayant tendance à s'animer d'une humanité uniforme et monocorde, jamais mise en péril. A l'inverse, Pixar a retrouvé la fraicheur d'un anthropomorphisme plus subtil, jamais totalement acquis (cf. Buzz L'éclair, qui à tout moment peut être « réinitialisé », c'est-à-dire revenir au degré zéro de son humanité), et surtout inégalement partagé entre les créatures: « Certain parlent, d'autre pas, à moins qu'on ne puisse comprendre. Certains ont des silhouettes humanoïdes, d'autres pas: le Télécran ou le téléphone à roulettes restent cantonnés à leur angle droit d'origine. Certains sont autonomes, d'autres ne vont que par série (les G.I., la guirlande de ouistitis en papier crépon). Certains sont d'un seul tenant, d'autres sont mutilés et voués à des anatomies composites – le jouet mutant du voisin tortionnaire (…). Certains semblent mus d'un esprit fantasque, d'autres tributaires d'humeurs plus végétative. » Voici en somme le mérite d'un anthropomorphisme où les choses elles-mêmes et où le vivant résistent dans leur bigarrure.
Les personnages de Pixar, continue Aubron, n'existent qu'en périphérie de l'humanité. Marginaux, ils peuplent les no man's land délaissés par les hommes. C'est vrai d'un point de vue géographique (la décharge de Wall-E, les égouts de Ratatouille, le grenier de Toy Story 3), mais aussi du côté de la physionomie, la silhouette et les expressions n'étant toujours que partiellement humanisées. Le monde selon Pixar ressemble à une grande brocante qui aurait deux caractéristique: être situé en lisière de l'humanité (ce que nous ne connaissons pas, ne voulons plus, etc.), et rassembler des êtres et des objets parfaitement hétéroclites.
A la ligne claire de Disney s'oppose la ligne brisée, pixelisée de Pixar. Ce qui pourrait être une force se vit comme la meilleure affirmation d'une faiblesse: curieusement, la puissance de la technologie d'animation devient l'occasion de s'émouvoir de la fragilité du jouet. Au fond, la créature Pixar a peu à voir avec le toon élastique de l'ancien temps: au contraire, l'intégrité physique du tout petit Nemo est sans cesse menacée par un monde inhospitalier, de même que les jouets de Toy Story menacent à tout moment de se déchirer, de se disloquer. C'est paradoxalement parce qu'elle détient une puissance inhumaine que la technologie Pixar peut s'émerveiller de son contraire, c'est-à-dire faire des être fragiles, des créatures inconnues, des machines imparfaites condamnées à la finitude – des êtres bizarrement humains, en somme.
Mais il s'agit là d'une conclusion à laquelle Aubron n'arrive jamais vraiment: il décrit très bien cet étrange point de vue de la machine, mais n'illustre pas la manière dont le récit merveilleux s'en trouve renouvelé. A une exception près (quand Walter Benjamin et le fétichisme de la marchandise se trouvent évoqués), sa réflexion sur Pixar comme pure machine inhumaine ne fonctionne que comme outil pour entrer dans les films. Mais l'outil est précis, efficace, et convaincant. Les quelques points brillamment évoqués par Hervé Aubron, entre autres pages qui saisissent particulièrement bien l’esprit Pixar, donnent un résultat passionnant. Et on se prend à rêver que ce court traité ne sera que l’introduction à l’étude définitive sur la dernière machine à rêve hollywoodienne.