Pablo Gargallo, Le Prophète.
Roberto Bolaño n’était pas seulement un immense écrivain, il était aussi un très grand lecteur. Sa boulimie de lecture, raconte-t-il, l’a souvent conduit, adolescent, à voler des livres dans les librairies de Mexico. Que le pain manque, soit, mais pas les livres. Ce n’est qu’à partir du succès des Détectives sauvages en 1998 que Roberto Bolaño est sollicité par des journaux et des revues, est invité à des colloques, des débats… Jusqu’à sa mort prématurée en 2003, il écrit alors de nombreux textes, principalement sur la littérature. Ce sont ces textes qui sont ici réunis. Sa conception de ce que devrait être la littérature est à l’origine de son œuvre et tout l’intérêt de ce volume est d’apporter un éclairage sur celle-ci car, comme l’écrit Ricardo Piglia, « la critique qu’écrit est un écrivain est le secret miroir de son œuvre. »[1]La première partie d’Entre parenthèses comprend trois passionnants discours dont « Dérives de la pesada », déjà publié dans Le Secret du mal, dans lequel Roberto Bolaño dresse un portrait amer et ironique de l’état de la littérature argentine. Il y aurait, selon lui, trois tendances. La première est incarnée par Osvaldo Soriano. Roberto Bolaño écrit à son sujet qu’« il faut avoir le cerveau empli de matière fécale pour penser que c’est à partir de là que l’on pourrait fonder un courant littéraire. » La radicalité du propos s’explique par la haine qu’inspire à Bolaño les écrivains dont Osvaldo Soriano est le pur représentant argentin : les écrivains commerciaux. Non seulement, ils déshonorent la littérature en produisant des ouvrages insipides, mais ils la desservent en donnant le mauvais exemple :« Avec Soriano, les écrivains argentins se rendent compte qu’ils peuvent, eux aussi, gagner de l’argent. Il n’est pas nécessaire d’écrire des livres originaux, comme Cortázar ou Marechal, ni des nouvelles parfaites, comme Cortázar ou Bioy, et surtout il n’est pas nécessaire que vous perdiez votre temps et votre santé dans une bibliothèque crasseuse pour qu’en plus on ne vous donne pas le prix Nobel. Il suffit d’écrire comme Soriano. »Comme il le précise dans « Séville me tue »[2], les écrivains médiocres n’ont qu’un seul but : la respectabilité. Ce qui pousse la plupart des latino-américains à écrire, ce n’est pas la création, mais « l’horrible peur de travailler dans un bureau ou de vendre des babioles sur le Paseo Ahumada. » Écrire n’est pourtant pas un métier, mais, bien que le terme soit galvaudé, une vocation. L’argent et le succès sont possibles, mais dès qu’ils deviennent un objectif, la littérature est perdante. La réussite a ses recettes : il suffit d’une absence de style et d’une bonne imagination pour concocter des intrigues aussi superficielles que captivantes. Les beaux sentiments plaisent et c’est pourquoi dans « Les Mythes de Chtulhu »[3], Roberto Bolaño s’en prenait déjà particulièrement à Arturo Perez-Reverte ou à Antonio Muñoz Molina. Dans « Sur la littérature, le Prix nationale de littérature et les rares consolations du métier », c’est Isabel Allende qu’il prend pour cible (« À choisir entre la peste et la choléra, je choisis Isabel Allende »), mais aussi Paula Coelho, « une espèce de Barbusse et d’Anatole France version série télévisée de sorciers cariocas ». Leur seul mérite est de vendre des livres et pour que cela soit possible et recevoir les prix qui accompagnent le succès, il suffit d’être de « loyaux et obéissants fonctionnaires ». Il ne faut pas déranger, mais être insipide. La deuxième tendance, issue de Roberto Arlt, est incarnée par Ricardo Piglia dont l’œuvre n’est finalement qu’un « plagiat » de celle de l’auteur des Sept fous. La dernière est issue d’Osvaldo Lamborghini et a pour principal représentant César Aira « qui conserve une prose uniforme, grise, qui, en certaines occasions […] n’est le plus souvent qu’ennuyeuse. »Le point commun entre ces trois tendances est la médiocrité et l’absence de créativité et de réflexion. La question est alors de savoir comment définir une bonne littérature. La qualité d’un livre, révèle Roberto Bolaño, ne réside pas dans une belle écriture. Un livre médiocre peut être très bien écrit. Ce qui compte, c’est autre chose :« Les patries d’un écrivain peuvent être nombreuses, ça me vient à l’instant, écrit-il dans « Le discours de Caracas », mais le passeport ne peut être qu’unique, et ce passeport est évidemment celui de la qualité de l’écriture. Ce qui ne signifie pas écrire bien, parce que cela n’importe qui peut le faire, mais écrire merveilleusement bien, et peut-être même pas ça, parce qu’écrire merveilleusement bien aussi n’importe qui peut le faire. Alors, qu’est-ce que c’est qu’une écriture de qualité ? Eh bien, ce que ça a toujours été : savoir mettre la tête dans l’obscur, savoir sauter dans le vide, savoir que la littérature, fondamentalement, est un métier dangereux. »La vertu du véritable écrivain est le courage, celui d’explorer les noirs méandres de l’âme humaine. Le courage de l’écrivain est tel que Roberto Bolaño affirme que s’il devait, un jour, cambrioler une banque, il ne le ferait qu’en compagnie de poètes. Dans un article sur Jonathan Swift compris dans ce volume, Roberto Bolaño insiste :« Un classique, dans l’acceptation la plus généralisée, est cet écrivain ou ce texte qui non seulement comporte de multiples lectures, mais qui pénètre en profondeur dans des territoires jusqu’alors inconnus et, d’une manière ou d’une autre, enrichit (c’est-à-dire illumine) l’arbre de la littérature et aplanit le chemin pour ceux qui viendront après. »Une œuvre digne de ce nom, comme celle de Roberto Bolaño lui-même, est une plongée dans l’obscur, une plongée si profonde qu’elle suscite l’interprétation. D’un livre simpliste, il n’y a rien à dire, on ne peut que le raconter. Un grand livre est inépuisable. Les critiques et les universitaires auront beau multiplier leurs efforts, ils n’en finiront jamais de commenter William Shakespeare, Franz Kafka ou… Roberto Bolaño.Parce que tout grand écrivain trouve son inspiration chez ses devanciers, Roberto Bolaño consacre de belles pages à Mark Twain, Mario Vargas Llosa, Jorge Luis Borges, Julio Cortázar, Roberto Arlt, Adolfo Bioy Casares, Juan Rodolfo Wilcock… Et, parce que tout écrivain se nourrit aussi de ses contemporains par rapport auxquels il se situe, Roberto Bolaño se livre à des exercices d’admiration pour des auteurs, hispanophones ou non, qui effectuent ce même travail d’exploration, comme Horacio Castellanos Moya, A.G. Porta, Sergio Pitol, Daniel Sada, Rodrigo Fresán, Alain Pauls, Javier Cercas, Enrique Vila-Matas, Philip Dick ou Cormac McCarthy. Il n’y a aucun élitisme de sa part, seulement des exigences littéraires et c’est pourquoi il peut aussi vanter les mérites d’écrivains bien plus accessibles, comme Thomas Harris, l’auteur du Silence des agneaux, qui, sans être un grand écrivain, a l’immense mérite de savoir « comment doser une histoire. » L’écrivain qu’il place au-dessus de tous les autres, au-dessus même de Pablo Neruda, est le poète chilien Nicanor Parra :« Parra n’écrit pas sur la pureté. En revanche, il écrit sur la douleur et la solitude, sur les défis inutiles et nécessaires ; sur les paroles condamnées à se désagréger. »Pour écrire, il faut savoir lire. La lecture est un art qui s’apprend difficilement, qui exige des efforts. Tel est sans doute le seul conseil qu’adresserait Roberto Bolaño aux jeunes écrivains : avant de saisir sa plume ou son clavier, il faut avoir beaucoup lu. « Pour le véritable écrivain, écrit-il, l’unique patrie est sa bibliothèque ». L’écrivain n’est d’aucun pays, d’aucune obédience politique ou esthétique, il est en exil, retranché dans sa bibliothèque. Roberto Bolaño consacre d’ailleurs de belles pages à l’exil comme « option littéraire » et des pages très dures au Chili qu’il avait quitté en 1973 et où il n’est retourné qu’en 1998. Les deux voyages qu’il y fait cette année-là sont déroutants. Le Chili est le pays où il est né, mais certainement pas son pays. L’accueil qu’on lui fait est glacial car on ne lui pardonne pas de s’en être pris à Isabel Allende et à l’hypocrisie des intellectuels et des politiques de tous bords concernant la dictature de Pinochet. Il reproche à la gauche sa lâcheté et ses compromissions et à la droite son hypocrisie. La droite reste cependant l’objet de son plus grand mépris :« La gauche a commis des crimes verbaux au Chili (une spécialité de la gauche latino-américaine), des crimes moraux et, probablement, a tué des gens. Mais elle n’a pas introduit de rats vivants dans le vagin d’une jeune femme. Elle n’a pas eu le temps de créer son mal, elle n’a pas eu le temps de créer ses camps de travaux forcés. Est-il possible qu’elle l’aurait fait si elle avait eu le temps ? Bien sûr que c’est possible. […] Mais ce qui est certain, c’est que les camps de concentration au Chili ne sont pas l’œuvre de la gauche, ni les exécutions, ni les tortures, ni les disparus, ni la répression. Tout cela, c’est la droite qui l’a fait. »Roberto Bolaño n’est pas un écrivain chilien, mais il n’est pas pour autant un écrivain espagnol. Installé sur la Costa Brava, il s’est toujours considéré comme un écrivain en exil. Entre parenthèses se termine par un bel entretien réalisé par Mónica Maristain pour Playboy quelques mois avant la mort de l’écrivain. Lorsqu’elle lui demande s’il se considère comme Chilien, Espagnol ou Mexicain, Roberto Bolaño répond qu’il est de nationalité latino-américaine. Cela signifie que s’il vit en Espagne, ses racines sont profondément ancrées dans ce continent où les manifestations du mal sont omniprésentes :« L’Amérique latine est ce qui ressemble le plus à la colonie pénitentiaire de Kafka. »Roberto Bolaño est l’écrivain qui a sans doute le plus intensément exploré l’enfer du continent latino-américain, un enfer dont l’épicentre est situé dans la région du Sonora, à Ciudad Juárez. Dans cette partie du monde, la mort est une vocation. Même les suicides sont exemplaires. Ne faut-il pas avoir une fascination aussi morbide qu’artistique pour la mort pour faire comme Jorge Cuesta, un écrivain homosexuel mexicain « qui, avant de fourrer sa tête dans un sac en plastique, s’est émasculé et a cloué ses testicules sur la porte de sa chambre, comme un dernier cadeau non payé de retour » ?La paix nécessaire pour écrire, Roberto Bolaño l’a étrangement trouvée à Blanes, sur la Costa Brava, non loin de Barcelone. C’est là qu’après de nombreuses années de formation et d’errance sur son continent, il s’est s’installé pour se consacrer pleinement à la rédaction de son œuvre. Les villes balnéaires n’ont de charme que pour ceux qui ont séjourné en enfer :« Là, dans cette concentration triomphale de corps à moitié nus, magnifiques et laids, gros et maigres, parfaits et imparfaits, l’air nous apporte une odeur magnifique, l’odeur des crèmes bronzantes. J’aime l’odeur qui se dégage de cette masse de corps bigarrés. Elle n’est pas insistante, elle revigore. Elle est même, parfois, mélancolique. Et peut-être même métaphysique. Les mille onguents bronzants, les crèmes de protection solaire. Ils sentent la démocratie, ils sentent la civilisation. »Entre parenthèses est un livre d’une grande richesse qui comblera les lecteurs de Roberto Bolaño ainsi que ceux qui ne connaissent pas son œuvre. À travers les nombreuses chroniques ici réunies, le lecteur comprendra que les grands auteurs ne sont grands que parce qu’ils ont un idéal littéraire, exigeant et sans concession.[1] Cité par Ignacio Echeverría dans la préface à Entre parenthèses.[2] Déjà paru dans Le Secret du mal.[3] In Le Gaucho insupportable.Roberto Bolaño, Entre parenthèses. Traduit par Robert Amutio. Christian Bourgois. 25 €