5 sur 5
Personne ne porte une fleur
jaune à la boutonnière
c’est en tout point un drôle de type
aussi jeune qu’il est vieux…
Boudinez, boudinez donc, boudins ! Il est de ces compagnons, qui savent se rendre indispensables, et qu’ils vous reprocheront, les boufdineurs : trop ceci, pas assez cela, vous dira-t-on. Pour Cummings, par exemple, c’est trop compliqué (rien que les espaces typographiques pas respectés ou les esperluettes à répétition, ça en énerve certains), et pas assez profond (car le gars qui nous dit que « les communistes ont de beaux yeux » est forcément frivole, n’est-ce pas ?). Mais bon, je disais (affirmons) qu’il est des camarades qui savent de science sûre & joyeuse tourner à la ligne où & quand & comment il convient de le faire, et pour qui le faire, précisément, n’est pas un vain mot – visez Catulle ou Khayam, pour être précis, de ces cervelles pas manchotes qui vous convainquent à la seconde où vous ouvrez le volume qu’ils sont de la fine tribu, & Cummings, oui, c’est le cas, il en est.
Voilà un type qui vous démontre l’évidence avec talent : ça fait 5, parce que 2 et 2 sont peut-être du domaine de l’arithmétique élémentaire, mais qu’en toute logique, il n’y absolument pas de raison pour que ça ne fasse pas 5, si l’on se situe dans le domaine, tout aussi passionnant, de la technique la plus élaborée-pas-laborieuse du poème (ou du simple décompte des volumes publiés par EEC en 1926, ou du nombre des sections du recueil).
S’agit de faire une chose qui soit la chose, & qu’on ne revienne pas là-dessus au nom des convictions entretenues par l’assentiment universel, lequel n’est qu’illusion multipliée par fainéantise.
Il vous dit ça clairement dans son avant-dire : faire de l’argent n’a qu’un intérêt, c’est qu’on fait de l’argent, c’est par conséquent d’un sérieux tout à fait paillasse, & ça respire la bassesse des communs. Et il vaut bien mieux choisir le music hall et les attractions foraines comme but dans la vie, quand on aspire à faire, vraiment faire. La poésie, c’est ce faire-là, et le cher Edward Estler s’y entend. Dans la baraque de l’amuseur, le vulgaire du mode de vie américain (et autre) est telle, & affirmée, qu’elle mérite le respect du faiseur, et poète, EEC se charge de chanter ça sur le mode majeur.
La frivolité à faces plurielles de la revue des Folies Bergère avec ses « escaliers escamotables » et ses « feux d’artifice » (Cummings est à Paris, à l’époque, après la première grande boucherie guerrière du siècle : il a reçu un prix littéraire de 2000 $ de la part de ses amis du Dial, et il en profite), cette futilité-là « intensifie », nous dit-il, « ce qui est singulier et fondamental » : soit, Joséphine Baker – on ne fait pas plus, en effet, fondamentalement futile & singulièrement intéressant. L’émotion prime, l’émotion est le but. Les moyens du poème relèvent donc (répétons) de l’escamotage et de l’artifice, oui – & faire, c’est ça, oui. Et Cummings te vous applique son gai savoir d’ouvreur de trappes et de pyrotechnicien – au cordeau. Le principe est la juxtaposition du sublime et du grotesque, de l’hommage et de la rigolade, de l’argot et de la langue classique châtiée. Cummings joue non pas sur, mais joue, complément d’objet direct, tous les registres. Ce n’est pas le truqueur banal de la foire – la foire est le spectacle vain de l’agitation humaine, et Cummings est un voyeur qui a le compas de la compassion comme de l’ironie dans l’œil, et nous parlons faire, pas seulement voir –, c’est l’escamoteur qui expose le tour qu’il met en scène, et retombe sur ses pattes là où il a choisi de la faire. Avoir l’œil, oui : bien – avoir le pied qui danse & conclut : mieux, bien mieux !
Tout y passe : les saloperies du patriotisme (les massacres qu’on encense sous les drapeaux…), les illusions blafardes des cultes conformistes (le progrès, la réussite sociale…), les amours glauques ou lumineuses, les portraits ironiques ou tendres, et puis aussi la mort « inusable ».
Il est possible (comme nous le dit Jacques Demarcq dans sa postface) que Cummings, revenant 25 ans plus tard sur cette obsession du faire ait affirmé que « poésie c’est être, et pas faire »… L’âge venant, les certitudes s’étant apaisées, oui, sans doute, le poème de la vie peut se dire ainsi : « être », dans la sérénité de l’œuvre accomplie, des doutes jetés aux orties du temps.
Mais, personnellement, je me souviens de mes premiers essais de traduction, jadis : je gribouillais sur des cahiers scolaires suisses à petits carreaux (achetés pendant les vacances, avant de revenir dans ma brousse africaine) mes tentatives multiples et sans ordre, et Cummings était alors pour moi comme un pendant de Williams. Je cherchais la note exacte où je puisse me reconnaître. Williams nous offrait cette liberté d’allure dans la ligne, unique, qui allait m’orienter définitivement vers Olson : pousser vers, ouvrir vers, aller de l’avant… Mais Cummings ! Cette inaltérable bonne humeur dans la variété d’attaque du poème, cette partie toujours engagée avec l’impossible, cette grâce même dans le funambulisme, cette propreté (oui, un mot comme celui-ci) dans le développement de l’idée, soutenu par une constante tension, une infatigable scénographie syntaxique et typographique (un sonnet, là, c’est une aventure qu’il faut souhaiter à son meilleur ennemi !), une joie dans les mots eux-mêmes, comme lavés de toute la putréfaction que les imbéciles peuvent leur injecter…
Cummings a été, et dès l’instant premier, pour moi (et je pense, pour nombre de gens de ma génération) celui qui nous a définitivement nettoyé l’œil de la crasse de tous les conformismes poétiques.
Et Jacques Demarcq, dont il m’arrive de me féliciter d’être l’ami, est un de ces artisans, qui savent autant que le maître qu’ils servent, parvenir à cette finition particulière qui ne laisse aucun interstice entre les éléments de la construction : le poème va son train, & conclut à sa propre perfection. C’est heureux, c’est ainsi.
Et l’aimée danse devant nous la danse du temps qu’il fait, en apesanteur :
tu es comme la neige seulement
plus pure plus ailée,comme la pluie
mais plus douce plus fragile toi
Auxeméry, mars 2011
Cummings, font 5, NOUS, 2011.
Traduction et postface de Jacques Demarcq
avant-propos de Cummings – deux extraits du livre