Le spectacle le plus banal, qu'il avait vu cent fois. — un petit veau qui se lamentait, enfermé dans une caisse à claires-voies; ses gros yeux noirs saillants, dont le blanc est bleuâtre, ses paupières roses, ses cils blancs, ses touffes blanches frisées sur le front, son museau violet, ses genoux cagneux; — un agneau qu'un paysan emportait par les quatre pattes liées ensemble, la tête pendante, tâchant de se relever, gémissant comme un enfant, et bêlant et tendant sa langue grise; — des poules empilées dans un panier; — au loin, les hurlements d'un cochon qu'on saignait; — sur la table de cuisine, un poisson que l'on vide... Il ne pouvait plus le supporter.
Les tortures sans nom que l'homme inflige à ces innocents lui étreignaient le coeur. Prêtez à l'animal une lueur de raison, imaginez le rêve affreux qu'est le monde pour lui : ces hommes indifférents, aveugles et sourds qui l'égorgent, l'éventrent, le tronçonnent, le cuisent vivant, s'amusent de ses contorsions de douleur. Est-il rien de plus atroce parmi les cannibales d'Afrique?
La souffrance des animaux a quelque chose de plus intolérable encore pour une conscience libre que la souffrance des hommes. Car, celle-ci du moins, il est admis qu'elle est un mal et que qui la cause est criminel. Mais des milliers de bêtes sont massacrées inutilement, chaque jour, sans l'ombre d'un remords. Qui y ferait allusion se rendrait ridicule. — Et cela, c'est le crime irrémissible.
A lui seul, il justifie tout ce que l'homme pourra souffrir. Il crie vengeance contre le genre humain. Si Dieu existe et le tolère, il crie vengeance contre Dieu. S'il existe un Dieu bon, la plus humble des âmes vivantes doit être sauvée.
Si Dieu n'est bon que pour les plus forts, s'il n'y a pas de justice pour les misérables, pour les êtres inférieurs offerts en sacrifice à l'humanité, il n'y a pas de bonté, il n'y a pas de justice...
Romain Rolland (Jean-Christophe)