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Nuit blanche

Publié le 21 mars 2011 par Feuilly

La nuit, parfois ils descendaient jusque dans le village, du moins c’est ce que l’on disait. Personne ne les voyait jamais, mais on les devinait, on sentait leur présence. On entendait ou on croyait entendre des grognements, des frôlements, et de temps en temps le bruit insolite d’un objet qui tombait dans l’obscurité. Personne n’osait sortir, évidemment. S’il n’y en avait eu qu’un, cela aurait pu aller, on se serait bien risqué à aller jeter un coup d’œil, quitte à rentrer précipitamment si cela tournait mal. Mais là, on ignorait tout de leur nombre. Combien étaient-ils ? Cinq, dix ? Douze peut-être ? C’était trop risqué. Alors, derrière les volets clos, on se contentait de tendre l’oreille. Le moindre feulement nous faisait sursauter, mais souvent ce n’était que le vent qui agitait les arbres, le grand vent de la nuit qui venait de la mer et qui chassait les nuages.

On finissait par retourner se coucher, mais le sommeil était lent à venir. On se tournait et retournait et tout le temps on les imaginait, là, dehors, occupés à faire Dieu sait quoi. On se demandait subitement si on avait bien fermé la porte de la remise du jardin. Il n’aurait plus manqué que d’en retrouver un là-dedans au petit matin ! Mais non, la porte était bien fermée, on s’en souvenait maintenant. Mais c’était pour penser aussitôt au potager. On revoyait les pommes de terre en fleurs ainsi que les courgettes, si fragiles encore avec leurs deux petites feuilles tendres qui sortaient timidement du sol. S’ils s’aventuraient de ce côté, ils allaient tout saccager et il n’allait rien rester. Il aurait fallu se lever, prendre le fusil et sortir. Et pour faire quoi ensuite ? C’est qu’on ne voyait rien là dehors. C’était le noir absolu et même si la lune dépassait le sommet des montagnes, ici, dans le fond, c’était l’obscurité totale. S’aventurer d’une dizaine de mètres, c’était courir le risque de se faire renverser par un de ces monstres. Car ils voyaient, eux, dans le noir. En tout cas cela ne les empêchait pas de se déplacer. Au moindre bruit, on aurait tiré, c’est sûr. Au hasard, comme cela, sans viser, avec le risque de toucher quelqu’un qui se serait aventuré sur le chemin, quelqu’un qui comme soi serait sorti avec son fusil tellement il en aurait eu assez de ruminer toute la nuit et de se demander ce qu’ils faisaient. C’était un risque qu’on ne pouvait pas prendre. C’est du moins ce qu’on se disait en se retournant encore une fois sur le vieux sommier qui grinçait, mais dans le fond on savait que ce n’était là qu’un beau prétexte. La vérité, c’est qu’on préférait encore rester là pendant des heures, à tendre l’oreille, plutôt que de se lever d’un bond, d’ouvrir la porte et d’en avoir le cœur net une fois pour toutes. La vérité c’est qu’on mourait de peur, au fond de nos lits, et que pour rien au monde on n’aurait voulu se retrouver parmi eux en plein cœur de la nuit.

Alors on se contentait d’écouter et d’écouter encore. Quand, pour la troisième fois, un objet tombait sur le sol, on savait que ce ne pouvait plus être le vent, même s’il soufflait maintenant en rafale. Alors, pour oublier, comme on était éveillé, on se mettait à penser à sa vie. On se revoyait enfant, là-bas, à l’autre bout du pays, dans la grande forêt qui n’avait ni commencement ni fin. Ou plus tard, adolescent, dans de grandes villes dont on avait presqu’oublier le nom. On se souvenait d’amphithéâtres, de salles de cours, de bibliothèques, et puis surtout d’une étudiante au sourire énigmatique, qu’on suivait de loin en loin, en contemplant sa démarche souple et en admirant le balancement de ses hanches. Puis on revoyait des guerres, des voyages, des mariages, des révoltes, des déménagements, des fuites en avant, des retours en arrière, bref tout ce qui fait habituellement la vie d’un homme. Tout cela pour se retrouver ici, dans l’obscurité d’une chambre, à les écouter aller et venir. Car c’était bien ce qu’ils faisaient, non ? Ils allaient où ils voulaient, eux, arpentant nos terres, foulant nos gazons, renversant nos outils. Parfois ils se frottaient à l’écorce des chênes lièges et pendant des jours on croyait percevoir leur odeur de bêtes sauvages, cette odeur d’animal non dompté, qui vit selon son bon vouloir. Alors, sans le dire vraiment et surtout sans jamais l’avouer, nous nous mettions à les admirer secrètement. Peut-être, finalement, aurions-nous voulu jouir de la même force et de la même liberté qu’eux ?

Mais pendant que nous réfléchissions ainsi, la nuit avançait. Déjà il était déjà six heures du matin et l’aube commençait à poindre à travers les fentes des volets. C’est le moment où nous finissions enfin par nous assoupir, exténués par toutes ces émotions.

Au matin, nous retrouvions le ciel tout dégagé et le soleil brillait sur les montagnes. Nous prenions le petit déjeuner sur la terrasse, admirant le paysage. Pendant que les premières cigales commençaient leur obsédant refrain, on sentait comme une odeur de thym sauvage qui venait des sommets. Alors l‘un d’entre nous se levait et allait inspecter le potager. Il se penchait vers la terre meuble et là, incrédule, il regardait les traces qu’ils avaient laissées. Des traces de pas, mais aussi comme des traces de lutte. Ils avaient tout retourné en cherchant des racines avec leur groin. C’est à peine si on voyait encore une dernière courgette et seule l’étendue de la surface ravagée et piétinée donnait une idée de leur nombre. Alors, tout en savourant un croissant, on se disait qu’on avait drôlement bien fait de ne pas sortir cette nuit et de faire semblant de dormir.

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